Centre pour la Démocratie, le Développement et la Culture en Afrique
A- Une démocratie tangueuse
Les mutations internes et les changements intervenus dans l’espace mondial ont engendré des transformations dans l’organisation des pouvoirs en Afrique pour s’adapter à la nouvelle donne, celle de la gouvernance démocratique. L’Afrique de manière générale, en particulier l’Afrique de l’Ouest a adopté l’agenda des transitions démocratiques, conformément à l’idéologie néolibérale dont le triomphe ne fait plus débat. Si l’engouement s’est imposé dans la plupart des pays, dans l’air du temps, le désenchantement a gagné du terrain car les transitions démocratiques dans les pays considérés comme pilotes ou références en la matière sont en état de souffrance ou confrontés à des crises.
En Afrique de l’Ouest, l’instauration des processus de démocratisation a épousé plusieurs formes. Elle s’est faite soit au travers des méthodes consensuelles telles que les Conférences nationales (Benin, Niger, etc.), la Transition par pactes (Entente entre les acteurs) ou la Transition par reformes. L’on note aussi une certaine résistance à la transition démocratique au travers de la Transition contrôlée (Togo, Mauritanie, Nigeria, Burkina Faso) et de la Transition arrachée (Mali, Côte d’Ivoire, etc.). Dans l’un ou dans l’autre des cas de figure, on peut convenir avec Julien Banda que les principes qui vont de pair avec la démocratie ne sont essentiellement adaptés qu’à l’état de paix et qu’« il est clair que le respect des droits de l’individu dans sa recherche du bonheur, la faculté pour lui de critiquer ses chefs, de les contrôler, de les révoquer, le vœu d’une justice absolue indifférente aux circonstances, l’octroi d’une primauté à certaines activités de luxe ne sont compatibles qu’avec la paix »¹.
Or, au Sénégal tout comme au Burkina Faso, au Niger et au Mali, les Programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI pendant les années 1980-1990 et les pratiques prédatrices notées pendant les décennies qui ont suivi le désenchantement post-conférences nationales, ont sérieusement impacté la gouvernance de l’État devenu plus précaire économiquement et plus fragile institutionnellement. L’on peut s’interroger dès lors sur les racines historiques de la relative « débâcle de l’État » et la montée en puissance des réseaux qui se substituent aux pouvoirs publics frappés de carence : l’exposition accentuée de certains corps de métier de la Fonction publique à la pression constante des promoteurs organisés du secteur informel. De ce fait, il devient difficile de respecter de façon cohérente et permanente l’intégrité des règles, des institutions et de leurs procédures. Petit à petit, les compromis établis entre agents et acteurs informels à la recherche de « raccourcis » ressemblèrent de plus en plus à des compromissions signant la reddition d’institutions et de politiques qui se mirent à fonctionner selon une logique informelle. Le système politique, de manière globale, est ainsi fortement vicié.
Globalement, il se développe une cordialité partisane entre les formations politiques qui s’entendent à travers une « collusion interpartisane » et se transforment ainsi en des agences de l’Etat. Face à des administrations kafkaïennes et à des Etats molochs, la violence est analysée « comme idiome du politique »³. Par ailleurs, l’activité politique est largement perçue comme une « planque politique » en faveur de la rétribution de l’élite. Quant aux idéologies, elles semblent disparaître au sein des partis⁴. En sus, le contrôle encore très faible du financement des partis politiques peut constituer une fenêtre où peuvent s’engouffrer des acteurs criminels pour infiltrer l’appareil d’Etat.
L’on observe ainsi que la démocratie en Afrique de l’Ouest est « en souffrance » au regard des nombreux conflits et crises qui traversent les pays. Les éléments explicatifs sont divers et variés. Ceux qui sont d’ordre institutionnels et politiques révèlent des institutions importées, calquées pour la plupart sur la France, une survivance des pratiques politiques décriées (clientélisme, clanisme, famille, ethnie, etc.), des faiblesses des contre-pouvoirs (présidentialisme très fort, absence de séparation des pouvoirs) et le non-respect des principes et règles démocratiques (tripatouillage de la constitution, blocage systématique des opposants, fraudes aux élections, etc.). Il en est de même de l’usure institutionnelle (Mali), de l’environnement insuffisant à l’alternance démocratique au pouvoir (l’élection, une garantie insuffisante à l’alternance Mali, Burkina Faso, Niger – exception sénégalaise), du non-respect du principe de la limitation des mandats présidentiels, des pratiques de mauvaise gouvernance, de l’intrusion de l’armée sur la scène politique (Mali, Niger et Burkina Faso), des stratégies de conservation du pouvoir (par la manipulation des candidatures dans le but de fragiliser des successeurs potentiels, le durcissement des candidatures – parrainages, cautionnement, nationalité d’origine, l’âge, etc. – la condamnation pénale -Niger affaire Hama Amadou ; Sénégal Affaire Khalifa SALL et Affaire Karim Wade-, ainsi que par la technique de l’alternance biaisée -le dauphin constitutionnel et le dauphin électoral-). Il en est de même de la position ambiguë des partenaires internationaux pour la préservation de la démocratie et de l’état de droit. S’y ajoutent des reflux démocratiques marqués par un processus de démocratisation par le haut, une conception réductrice de la démocratie (élections, réformes institutionnelles) sans tenir compte du développement économique et social inclusif, un modèle étatique en question (Historicité de l’Etat en Afrique occultée) et une absence de prise en compte des dynamiques sociales.
Dans la même veine, les crises de légitimité observées dans la sous-région portent essentiellement sur la représentativité avec la prorogation du mandat du président par intérim (Mali 2012), la prorogation du mandat des députés à l’Assemblée nationale (Mali 2012, 2018 et 2019 ; Sénégal 2006), la prorogation du mandat des conseillers du Haut Conseil des Collectivités territoriales, la défiance et la méfiance vis-à-vis des représentants et le faible taux de participation électorale. Généralement, les crises de légitimité débouchent sur la mise en place d’institutions de circonstances pour la transition (Burkina Faso – Mali – Niger) telles que le président de transition ou l’Organe législatif de transition : le Conseil National de Transition.
Mais, il faut le préciser, cette crise de la démocratie en Afrique dépasse les frontières continentales. Le modèle démocratique, qu’il soit procédural ou substantiel, est en crise un peu partout dans le monde. S’il existe un consensus « assez large parmi les universitaires et les politiciens sur le fait que la démocratie en tant que pratique est en déclin »⁵, il n’y a pas d’entente sur les facteurs qui alimentent le désenchantement croissant des populations à l’égard de la démocratie. En effet, divers facteurs sont mis en évidence comme causes possibles des défis auxquels sont confrontées les démocraties à travers le monde. Certains soulignent le fait que les outils démocratiques existants sont dépassés, désuets et, par conséquent, nécessitent des adaptations. Par exemple, certains croient que « tout politicien qui ne reconnaît pas que nous sommes dans l’ère post-parti […] sera bientôt dépassé »⁶, tandis que d’autres estiment que « le rôle que les parlements jouent dans les démocraties changent d’où la nécessité d’adaptation »⁷. Pour d’autres encore, la démocratie est confrontée à de sérieux défis parce que certaines des hypothèses clés concernant la compétence des citoyens/démocrates ne se sont pas encore concrétisées. En effet, des observations dans des démocraties établies semblent montrer que les citoyens ne sont pas en mesure de jouer le rôle que la démocratie exige d’eux. Par exemple, « un corpus croissant de preuves scientifiques… démontre que la grande majorité des citoyens accordent peu d’attention à la politique »⁸. Pour d’autres, les défis auxquels sont confrontées les démocraties proviennent en partie de changements de régimes qui échappent à la reddition des comptes. Selon l’un des meilleurs historiens contemporains de la démocratie, Pierre Rosanvallon, alors que les régimes démocratiques sont passés d’un système « parlementaire-représentatif »⁹ à un système « présidentiel », rien n’a été fait pour adapter les leviers démocratiques en conséquence.
B- Les impacts de l’instabilité démocratique
Les impacts de l’instabilité démocratique sur la situation individuelle et collective des Etats Ouest- africains sont multiples et variés. Sur la paix, la sécurité, la cohésion sociale et le développement des Etats, si l’on s’accorde sur la défiance, le retrait ou la distanciation, la protestation, la crise des loyautés durables, la faible reddition des comptes et la faible efficacité des politiques publiques comme balises des points de fragilité de la démocratie et de la bonne gouvernance au Sénégal, au Mali, au Niger et au Burkina, cette régression et la montée du « cynisme croissant » (selon l’expression de Pippa Norris) vis-à-vis des régimes en place entraine une détérioration de la participation démocratique articulée principalement autour de la participation électorale, du militantisme partisan et de l’engagement civique. La « voice option »¹⁰, étant encore globalement timide et peu efficace dans un contexte de démocratisation encore fragile et de défaillance des institutions politiques et administratives, la situation crée des fenêtres de criminalité où s’engouffrent certaines catégories déviantes de la population. Cette situation, si elle s’enlise, est facteur d’irrédentismes, de velléités de changement de l’ordre politique, social et économique établi à travers l’alternative de l’« exit option » (Albert Hirschman) et donc la remise en cause de la paix et de la sécurité. C’est ce scénario critique dont il faut avoir peur car il trouve sa justification dans la fragilité des institutions politiques et administratives et donc de l’appareil étatique.
Par ailleurs, lorsque des institutions extractives qui réservent un pouvoir politique quasi illimité à une élite qui tend à façonner les institutions économiques pour servir des intérêts particuliers plutôt que ceux de la population remplacent les institutions inclusives qui permettaient à la population de limiter l’exercice du pouvoir politique et à chacun d’exercer des activités conformément à son choix et ses talents ; lorsque les enjeux liés à la stabilité démocratique tels que la confiance, la légitimité et l’autorité qui sont des « institutions invisibles » (Arrow) économiseurs d’institutions, font défaut dans une société, cela entame la crédibilité transactionnelle des politiques et particulièrement des dépositaires du pouvoir ; celle-ci en subit une forte dépréciation. Court alors, si l’on n’y est pas déjà, le scénario critique de l’éloignement (Pierre Rosanvallon parle de « société d’éloignement ») avec la méfiance et la défiance vis-à-vis du pouvoir en place, voire l’« ingouvernabilité » (Michel Foucault) et l’enclenchement du processus de ce que Wendy Brown nomme en parlant des USA, sous une plume rageuse, de « dé-démocratisation ». D’où le délitement des liens triptyques entre sociétés, gouvernants et institutions.
Les coûts intangibles de la violence armée sont donc multiples. L’on peut noter, à titre d’exemple, que l’exposition à la brutalité, les déplacements et troubles civils qui en découlent, marquent psychologiquement les individus et les communautés. Tandis que la violence armée sévère érode les institutions de la société civile. Les familles, les communautés et les liens intercommunautaires sont brisés et une culture de la violence se répand. Les conflits à caractère ethnique sont particulièrement néfastes, car la haine et la méfiance accentuent les différences et rendent difficile le travail en commun – la confiance est essentielle pour l’activité économique. Le conflit mène à des opportunités d’éducation perdues pour les enfants, car il détruit les infrastructures éducatives, réduit les dépenses pour les écoles et les professeurs et empêche les enfants d’aller à l’école. Au Mali, au Burkina Faso, au nord du Nigeria et au Niger, l’impact dévastateur de l’insécurité sur l’éducation ‘’crève les yeux’’.
Sur la résistance citoyenne, l’actualité politique au Mali, Sénégal, Niger et Burkina Faso, est riche de mobilisations des partis politiques et organisations de la société civile autour de questions de la démocratie et de l’Etat de droit. Les forces politiques et sociales de ces pays ont toujours pris l’habitude de manifester contre les excès des gouvernants. La recrudescence de ces manifestations populaires a abouti au raccourcissement du mandat des institutions clés de l’Etat. Au Mali par exemple, le dictateur Moussa Traoré a été emporté par la révolution de mars 1991. Le peuple malien s’était dressé le 26 mars pour reconquérir la liberté et la réouverture des systèmes politiques. La contestation du M5-RFP contre l’arrêt controversé du 30 avril 2020 de la Cour constitutionnelle portant proclamation des résultats des élections législatives et les pratiques de mauvaise gouvernance a précipité le départ du pouvoir du Président Ibrahim Boubacar Kéita, le 18 août 2020. Au Burkina Faso, une résistance populaire en 2014 contre le contournement de la clause limitative des mandats présidentiels a permis de mettre un terme au mandat du Président Blaise COMPAORE. Au Niger, un mouvement de résistance composé des organisations de la société civile et des partis politiques de l’opposition contre le troisième mandat du Président Mamadou TANDJA, a permis un coup d’Etat militaire intervenu le 18 février 2010 en vue de précipiter le départ de ce dernier du pouvoir.
Dans ces pays, les Chefs d’Etat ont posé des actes qui ont précipité leur départ du pouvoir. Cette opération consiste à raccourcir le titulaire d’un mandat (nominatif ou électif ), avant l’expiration de celui-ci. L’opération consiste en une obligation faite au titulaire d’une fonction politique de se retirer lorsqu’il a perdu la confiance de ceux devant lesquels il doit répondre.
Les manifestations auront tout aussi pour conséquences d’écourter le mandat des juges constitutionnels (la dissolution de la Cour constitutionnelle au Niger en 2009, la révocation du décret de nomination des membres de la Cour constitutionnelle au Mali en 2020, les démissions Mali en 2020 et au Sénégal en 1993, de même que l’assassinat au Sénégal en 1993. Au Sénégal dans la même dynamique, un Mouvement dénommé M23 aura réussi à faire échouer un projet de dévolution monarchique au pouvoir, à la suite de la volonté du Président Abdoulaye Wade de réviser la Constitution de son pays en vue d’établir un ticket président/vice-président pour l’élection présidentielle. Initialement annoncé pour le 23 juin, le projet de révision constitutionnelle n’a pas pu être voté à cause d’une grande manifestation populaire organisée dans le pays. La contribution du Mouvement « Y en a marre » a été déterminante au sein du M23 pour faire échouer ce projet de réforme controversé au Sénégal.
Ensuite, s’agissant des impacts sur la sécurité humaine, si la majorité des collectivités territoriales du Sénégal, du Mali, du Niger et du Burkina ont, sur le plan de la sécurité environnementale et politique, une situation globalement satisfaisante en dépit de quelques infortunes, en revanche il est noté des situations de sécurité personnelle et communautaire moins reluisantes, mais plus au Mali, au Niger et au Burkina Faso où le groupe terroriste opère qu’au Sénégal. Contrairement aux trois autres pays (Mali, Niger et Burkina Faso), la sécurité politique se présente plutôt bien au Sénégal, hormis « le conflit armé de faible intensité » en Casamance et le récent développement (encore timide dans plusieurs centres urbains) de sérieuses menaces à la paix et à la stabilité politique. En outre, malgré les multiples efforts de l’État, des collectivités territoriales des Etats et de leurs partenaires, la sécurité sanitaire – dans ses deux dimensions : curative et préventive -, quant à elle, subit lourdement les effets des contre-performances notées en matière de sécurité économique, alimentaire et, dans une moindre mesure, environnementale. S’agissant de la sécurité économique,- en dépit de ses incidences sur les autres dimensions de la sécurité humaine, notamment la sécurité sanitaire, la sécurité alimentaire, la sécurité personnelle et communautaire – elle a toujours été le parent pauvre des politiques publiques au Sénégal, au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Ce qui explique leur impact limité sur la sécurité humaine. Au total, l’on observe dans les quatre pays des disparités géographiques dans la prise en compte de la sécurité humaine, révélant ainsi des distorsions de l’action publique (manque de convergence, cohérence et cohésion) entre régions et à l’intérieur d’une région. La vulnérabilité et la précarité constituent des talons d’Achille des collectivités territoriales, en dépit de réelles capacités de résilience développées par les différentes communautés humaines. En vérité, il s’agit plus du résultat d’une absence de changement de paradigme dans la production et le pilotage des politiques publiques au cours des décennies précédentes, notamment celles dédiées à l’amélioration et au renforcement de la démocratie et de la bonne gouvernance. En effet, « la voix de la majorité » (représentants démocratiquement élus) ne consacre qu’une légitimité d’entrée¹¹ qui, pour sa projection, a besoin d’intégrer les éléments d’une variable sociologique composite sensible aux « vies nues »¹², voire une légitimité de performance¹³.
La variable des politiques publiques doit tenir compte de la diversité et des minorités politiques et sociales ainsi que des territoires pour créer une économie qui « produit de la légitimité pour l’État qui en est garant »¹⁴. Dans cette hypothèse, il n’encourt pas le risque de délégitimation qu’avaient prédit, dans les années 1970, des penseurs et des spécialistes d’économie politique comme Nicos Poulantzas, Jürgen Habermas, ou James O’Connor¹⁵. En somme, des politiques publiques efficaces et inclusives sont donc gages de paix et de stabilité sociale et politique ; lesquels constituent le terreau de la démocratie¹⁶.
Enfin, l’on constate que « Les collectivités sont exclues des grands débats sur le développement tel que la résolution des conflits »¹⁷. Or l’étude sur la contribution des collectivités territoriales à la paix et la sécurité en Afrique de l’Ouest révèle l’impérieuse nécessité de positionnent de celles-ci au cœur de la construction de la paix et de la sécurité. Aussi, l’on peut noter le problème de la gestion de la diversité dans les Etats de l’Afrique de l’Ouest. A titre d’exemple, le Burkina Faso qui regroupe une soixantaine d’ethnies qui partagent diverses religions (endogènes, islam, christianisme) et hiérarchisées avec des rois, émirs et des sultans (au Centre et au Nord) et des sociétés de types segmentaires, villageois ou lignagers (au Sud et Sud-Ouest). Cette diversité est en soi une richesse, mais aussi facteur déclencheur et d’exacerbation des conflits. Ainsi, il arrive que des conflits naissent entre communautés pour des raisons diverses (terre, religion, chefferie, etc.) De même, au Mali comme au Sénégal ou encore au Niger, les conflits entre pasteurs et agriculteurs sont récurrents et entament à la cohésion sociale. Sur ce point, les Etats négligent souvent les conflits inter- communautaires en faveur de la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent.
Source: Rapport de synthèse de la Rencontre régionale du Gorée Institute sur la Stabilité démocratique comme solution à la consolidation de la paix en Afrique de l’Ouest (Décembre 2020)