Centre pour la Démocratie, le Développement et la Culture en Afrique
Source: Par Patrice Beray, 14 avril 2015, www.mediapart.fr
Figure exposée de la lutte anti-apartheid, Breyten Breytenbach n’a jamais cessé d’interroger le concept de pouvoir. S’il n’en a négligé aucune facette, il s’est en particulier attaché au pouvoir des mots. Une récente anthologie de ses poèmes en fait une démonstration éclatante.
ux dernières nouvelles, Breyten Breytenbach venait de lancer depuis l’ancienne île aux esclaves de Gorée, dans la baie de Dakar, la revue programmatique – joignant le poétique et le politique – Imagine Africa. L’été dernier, Claude Mouchard, pour la revue Po&sie, avait été parmi les premiers à saluer les deux volumes déjà parus de cette revue qui se veut « l’expression en matière d’art » de l’Institut Gorée. Voilà quelques années en effet que l’écrivain qui a donné avec André Brink notamment, récemment disparu, une résonance internationale à la littérature sud-africaine a investi ce « Centre pour la démocratie, le développement et la culture en Afrique ».Dans sa préface au tout récent recueil de poèmes de son ami Breyten Breytenbach, La Femme dans le soleil, le traducteur Georges-Marie Lory, qui est également partie prenante de l’aventure d’Imagine Africa, évoque Gorée comme étant « l’île de la régénération africaine ». Il vaut la peine de se reporter à l’historique de cet institut, qui remonte au temps de la lutte contre l’apartheid, dans la présentation qui en est faite sur son site (en anglais). C’est désormais entre cette île, Paris, Le Cap et la Catalogne que migre celui que son opposition au régime sud-africain de l’apartheid a jeté dès le début des années 1960 dans un exil qui sera irréversible.
La « femme dans le soleil » qui a ouvert l’amour du poète à tout l’espace de cette gravitation n’est autre que celle qu’il rencontre alors à Paris et qu’il épouse : elle est d’origine vietnamienne. Ce mariage « interracial » lui interdit dès lors tout retour dans son pays où sont en vigueur les mesures de discrimination raciale de l’apartheid. Il fait de lui un exilé. Et c’est rendu à cette condition que Breytenbach engage son combat contre son monde d’origine (l’un de ses frères dirigeait les unités antiterroristes de l’armée sud-africaine). De soutien actif, semi-clandestin à l’ANC (African National Congress) de Nelson Mandela, c’est ensuite à la face du monde que l’écrivain expose son combat quand il est arrêté à Johannesburg puis emprisonné de 1975 à 1982. De Confession véridique d’un terroriste albinos à Mémoire de poussière et de neige, jusqu’à L’Empreinte des pas sur la terre, les ouvrages en prose de Breyten Breytenbach puisent, comme on se murmure « des histoires à l’oreille », au puits de cette expérience traumatisante. Expulsé de sa terre natale, l’exilé ne connaît plus d’espace à la mesure du temps d’une vie fracturée. Nul lieu ne peut plus lui être assigné en particulier. C’est la raison pour laquelle vingt ans après la célébration d’une Afrique du Sud post-apartheid qui n’a pas apaisé ses inquiétudes, Breytenbach peut en introduction d’Imagine Africa parler d’une revue « où nous entreprenons d’imaginer l’Afrique ».
Couverture d’Amadou Kan Sy pour le n°1 d’Image Africa
Le passage par Gorée est en effet essentiel pour comprendre pourquoi le poète en Breytenbach a donné tous pouvoirs aux mots, l’homme tenant quant à lui dans la plus grande suspicion tout ce qui a trait au pouvoir politique. Claude Mouchard a traduit le « programme » du collectif qui publie Imagine Africa, visant à : « 1/ célébrer la vitalité et la diversité des voix provenant du dynamique continent africain ; 2/ soutenir et améliorer les situations des artistes vivant et travaillant en Afrique ; 3/ encourager un dialogue créatif et soutenu entre les artistes et écrivains africains et le reste du monde ; 4/ partager les occasions de s’engager avec le langage et l’art en tant qu’approche possible des problèmes socio-économiques de la pauvreté, de la répression et de la violence. »
Le lecteur des « conversations nomades » avec Mahmoud Darwich, poursuivies par-delà la mort de ce dernier, peut y relever cet égal souci, comme l’a écrit Breytenbach dans un texte d’hommage au poète palestinien, de « se situer du côté des pauvres » en ceci que « l’espace habité par les pauvres reste au-delà des faux espoirs et des victoires faciles [politiques] ». La poésie quant à elle, ajoute-t-il, est une « évasion vers les lumières des profondeurs ».
« Le seul poète français de langue afrikaans »
Traduit de l’afrikaans par Georges-Marie Lory, La Femme dans le soleil rassemble des poèmes écrits sur quatre décennies (1974-2014), de la période de l’enfermement de Breytenbach jusqu’à ses plus récentes productions. Grand connaisseur dans leur diversité des langues africaines (l’Afrique du Sud à elle seule a instauré onze langues officielles), Lory peut dépeindre avec jubilation l’afrikaans de Breytenbach comme « un néerlandais des tropiques, créolisé de portugais, agrémenté de malais, pimenté par les langues bantoues ».
Il fallait bien toutes ces nuances à l’œil et à l’oreille pour donner à découvrir une écriture poétique aussi luxuriante que précise, qui tour à tour enivre à son lâcher d’images (où perce l’admiration qu’a portée le jeune Breytenbach à Rimbaud et au surréalisme, à García Lorca également) et ressaisit au lasso d’une pensée aussi subitement advenue que merveilleusement éclairante. En maints poèmes, cet art dans la composition, que met au jour le travail subtil du traducteur, aboutit à un agencement particulier en chute, à la manière d’une clausule mais dont on aurait effacé tout effet rhétorique.
Comme de juste, s’il ne fallait s’émerveiller que d’un poème, ce serait « Le cœur-étoile » qui porte en exergue un vers de Mahmoud Darwich, « la plus vive clarté est un mystère ». Auquel répond Breytenbach :
[…]
vois, dans ta main
tremblent encore les syllabes
de l’imagination
comme les ailes du papillon
qui n’entonnent jamais le chant
de ceux qui s’envolent
et qui donc connaît le pays des étrangers ?
écoute la musique nocturne, exagérée,
de la planète bleue
au firmament de ta main :
il n’y a aucun amour
qui ne fasse écho
plus loin que la mémoire
plié dans la fuite du mouvement
éternel
fume le cœur
silencieux comme un œil
les nuages resteront
Breyten Breytenbach a adopté la nationalité française à sa sortie de prison en 1982 et il aime à dire de lui qu’il est « le seul poète français de langue afrikaans » (Feuilles de route). Pour autant, son aura est immense en Afrique du Sud auprès d’une lignée de poètes (Adam Small, Karen Press, Tatamkhulu Afrika, Antjie Krog…) en rupture avec une histoire coloniale si profondément antagoniste.
c’est bon de sentir à nouveau trembler la langue
garde donc la bouche ouverte
pour ne pas tout dire d’un coup
et vois le ciel qui s’avance dans les collines
comme des questions étonnantes…
(Poème « 7 avril 1985 », in La Femme dans le soleil)