Centre pour la Démocratie, le Développement et la Culture en Afrique
Dans le séisme politique qui a secoué le Sénégal à la suite du report de l’élection présidentielle du 25 février 2024 par le président Macky Sall, la démocratie y a laissé des plumes incomptables. Longtemps réputé « vitrine démocratique » de l’Afrique de l’Ouest grâce notamment à ses trois passations de pouvoirs pacifiques ponctuées de deux alternances, le Sénégal a subi ces derniers temps des troubles sociopolitiques inédites qui ont fait vaciller ses institutions et remis fortement en cause la solidité de sa longue tradition démocratique. En effet, la décision du Chef de l’Etat de reporter l’élection présidentielle du 25 février 2024 à dix heures du démarrage de la campagne électorale est une tache sombre venue encrasser la belle histoire de la démocratie sénégalaise moderne, incitant de ce fait l’opposition et une partie de la société civile à qualifier ce renvoi du scrutin de « premier coup d’Etat constitutionnel » noté au pays de la téranga.
Longtemps perçu comme l’une des démocraties les plus stables du continent, le Sénégal est le seul pays d’Afrique de l’Ouest à n’avoir jamais connu de coup d’État militaire. Mieux, il a à son actif trois passations de pouvoir largement pacifiques avec deux alternances (2000 et 2012) et jusque-là aucun cas de report d’une élection présidentielle. En outre, le Sénégal jouit d’une réelle culture électorale pour avoir commencé à voter bien avant son accession à la souveraineté internationale, plus précisément en 1848. Démocratie certes imparfaite mais précieuse dans une Afrique où les putschs sont légion et d’autant plus que la fragilité de cette démocratie n’a jamais empêché le dynamisme de la vie politique sénégalaise depuis l’indépendance. C’est ce qui explique d’ailleurs le fameux label de l’« exception sénégalaise » sous-tendue par une culture démocratique et une volonté de toujours fortifier ces acquis démocratiques.
Seulement, depuis quelques années, et surtout après la sortie du président Macky Sall annonçant avoir signé le décret abrogeant le décret fixant la présidentielle au 25 février 2024, le Sénégal ne finit plus de faire malencontreusement les gros titres des médias internationaux et sa démocratie jadis couverte d’éloges suscite désormais beaucoup de perplexité. Entre détérioration de l’espace civique, restriction de l’accès à Internet et aux réseaux sociaux, fermeture de médias indépendants et répression violente de manifestations, la réputation de relatif havre démocratique du Sénégal est désormais sur le fil du rasoir. Le report de l’élection présidentielle sénégalaise vient ainsi fissurer pour ne pas dire briser la « vitrine démocratique en Afrique » dont les Sénégalais se sont de tout temps acclamés avec une immense fierté. Force est d’admettre que les fortes secousses que la démocratie sénégalaise a reçues à la fin du magistère de Macky Sall percent les stigmates d’une démocratie souffrante de l’arbitraire politique d’un Chef d’Etat qui avait pourtant juré de ne pas faire moins que ses prédécesseurs. Hélas, il semble rompre le pacte depuis qu’il s’est assigné la mission de « réduire l’opposition à sa plus simple expression ». A la fin, c’est la démocratie qui en est sortie défigurée.
Et la séquence historique du report est venue envenimer une situation qui annonçait déjà les prémices d’une usure démocratique. Alors que la situation sociopolitique du Sénégal était déjà tendue avec l’emprisonnement du chef de l’opposition, Ousmane Sonko et de son lieutenant Bassirou Diomaye Faye, ainsi que de près d’un millier de détenus dits politiques, le président de la République a profité d’un contentieux entre les députés du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) et le Conseil constitutionnel dont deux de ses membres sont accusés de corruption pour ajourner le scrutin. Dans la foulée, un projet de loi a été déposé et les députés de l’opposition qui ont voulu se dresser contre se sont vus expulsés de l’Hémicycle par des éléments de la gendarmerie. Avec l’effet viral de la triste scène sur les réseaux sociaux et les médias internationaux, le bon élève démocratique a baissé dans l’estime de ceux qui d’antan lui vouaient admiration. Loi qui sera tout de même jugée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel qui désavoue ainsi l’Assemblée nationale et le Chef de l’Etat. Ce dernier qui a entretemps organisé un dialogue en l’absence de la majorité des candidats retenus pour la présidentielle et dont les conclusions ont porté sur un report à la date du 15 décembre 2024 sera une deuxième fois désapprouvé par les sept sages du Conseil constitutionnel qui rejettent de ce fait les conclusions du dialogue et refusent toute prolongation du mandat présidentiel. Cet appel au dialogue du Chef de l’Etat au moment où la juridiction chargée de contrôler le respect de la Constitution lui demande de fixer une date pour l’organisation de l’élection « dans les meilleurs délais » est perçu par les réfractaires comme une volonté de placer les avis d’un groupe non représentatif du Peuple au-dessus des lois de la République.
Après un mois de grande incertitude et face à ce qu’il appelle « inertie de l’administration », le Conseil constitutionnel a d’abord fixé la présidentielle à la date du 31 mars 2024 avant de s’aligner à celle du 24 mars 2024 proposée par le président de la République à l’issue d’un Conseil des ministres et après un long moment d’inertie.
Par cette posture ferme, bon nombre d’analystes trouvent que le Conseil constitutionnel a sauvé la démocratie sénégalaise qui s’obstinait dangereusement sur la mauvaise pente.
A présent, même si le leader de PASTEF et le candidat de la coalition « Diomaye Président » recouvrent la liberté, et que le verdict de la Cour suprême déclarant irrecevable la requête du PDS et de ses alliées dissipent les doutes sur la tenue du scrutin le 24 mars, force est d’admettre que certaines intrigues qui ont récemment eu cours ont infligé un sacré coup à la démocratie sénégalaise.
Beaucoup de voix s’élèvent contre le vote de la loi qui amnistie tous les faits susceptibles de revêtir la qualification d’infraction criminelle ou correctionnelle commis entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024 se rapportant à des manifestations ou ayant des motivations politiques. Pour leur part, le PDS et ses alliées sont allés jusqu’au bout de leur volonté de faire reprendre le processus électoral et d’annuler les décrets régissant l’organisation de l’élection présidentielle du 24 mars, avant d’être déboutés par la Cour suprême.
Tous ces cas de figure montrent à quel point la démocratie sénégalaise s’est fait malmener tout au long du processus électoral. Pour le bon élève de la démocratie en Afrique, espérons que ses mauvaises notes sont justes de temporaires errements d’apprenants et non une permanente déviance scolaire qui ferait de lui la règle plutôt que l’exception. L’élection présidentielle du 24 mars nous en dira davantage.
Par Mamadou Sakhir Ndiaye, Responsable Communication et Gestion de Connaissances, Gorée Institute