Violence électorale en Guinée, au Sénégal et au Togo

Impact de la Violence électorale

De façon générale et cela depuis le renouveau démocratique africain des années 90, « les formes de violence électorale qui ont caractérisé les processus électoraux ont souvent persisté dans la phase post-électorale, en particulier lorsque des partis ayant perdu les élections remettent en cause la légitimité des vainqueurs.»[1] Une telle situation prend des dimensions permanentes et particulières dans les contextes où les enjeux des résultats électoraux impliquent la survie d’une ou de plusieurs des communautés constitutives de l’Etat-Nation. Cela signifie que dans les pays africains qui se caractérisent par l’existence de clivages régionaux, ethniques et/ou religieux, la proclamation des résultats électoraux représente un enjeu majeur pour l’existence des communautés et préfigurent l’avenir de la sécurité et/ou de la cohésion sociale.

 

Il faut toutefois préciser que de nos jours, le phénomène survient aussi bien au cours des préparatifs, que pendant et après les scrutins. Les rapports des différentes « Situation Room[2]», de l’Institut Gorée ont révélé différents dysfonctionnements qui sont intervenus ces cinq dernières années aux jours même du scrutin dans des pays qui ont bénéficié d’un programme d’appui et de suivi des élections du système des Nations Unies. Aussi, notre appréhension de l’impact des violences électorales survenues lors des dernières élections législatives guinéenne (septembre 2013) et togolaise (juillet 2013) et lors de la dernière élection présidentielle sénégalaise (février mars 2012) va couvrir tous les événements qui ont ponctué les différentes étapes des processus électoraux.

Concrètement, et s’agissant des cas plus spécifiques du Togo, de la Guinée et du Sénégal, il n’est pas pertinent d’organiser notre réflexion autour des deux types traditionnels d’impact, que sont les effets directs et les effets indirects. En effet, le temps d’observation a été trop court pour appréhender surtout les effets indirects des violences électorales. C’est pourquoi, seront présentés ci-après les traits marquants des effets des violences électorales.

 

V.1. Impact de la violence électorale sur la cohésion sociale et la sécurité 

 

C’est essentiellement au plan social qu’on observe les effets de la violence électorale. En effet, il apparait que si les élections « sont le fondement du contrat social par lequel les dirigeants élus acquièrent la légitimité de gouverner qui leur est octroyée par les électeurs », comme le soulignent les participants au colloque d’Accra en 2009, elles apparaissent aujourd’hui comme un risque, une menace permanente de la cohésion sociale. Par des processus d’instrumentation des élections par les acteurs politiques en Afrique, les élections, en tant que mécanisme de dévolution des pouvoirs, sont devenues des moments de crainte, de « peur existentielle ». Quand on évoque les élections, surtout si elles ont été « douteuses »[3] comme au Zimbabwe, ou au Kenya, on ne peut s’empêcher de penser à « la violence électorale sans sa transformation en guerre ; sans l’intervention de combattant et de la figure réelle de l’ennemi et sans ses formes extrêmes telles que le massacre, l’épuration, l’égorgement, l’émasculation, le génocide, etc. » (Sèdagban Hygin Faust KAKAI).

 

En effet, les élections ont souvent produit des événements douloureux qui se résument à des cortèges de déplacements massifs (fuite, expulsions), des morts, des habitations détruites, des biens saccagés, provoquant ainsi des déchirures sociales. Et ces événements prennent une autre dimension lorsqu’ils surviennent dans une société où les divisions ethniques ou religieuses sont visibles. Ici, les enjeux des élections transcendent les simples victoires et défaites pour devenir les déterminants du bien-être ou de la survie des groupes sociaux. C’est d’ailleurs pour cela qu’on assiste de plus en plus à une « politisation des identités ethniques et communautaires » fondant l’idée selon laquelle « alternance ethnique au pouvoir » constitue un facteur de consolidation et de cohésion de l’unité nationale ou de dislocation du tissu social.[4] Ainsi, les violences occasionnées engendrent des scénari de recrudescence et des conflits communautaires, ethniques et religieux.

 

Aussi les sages de l’UA constatent-ils que « la violence électorale se traduit souvent par le nettoyage ethnique»[5] C’est pourquoi il faut souligner, avec Léonard Wantchékon, que l’appartenance ethnique ou religieuse « peut affecter la vie politique de façon directe.

 

Elle peut l’affecter aussi de façon indirecte par le biais de son influence sur la psychologie du citoyen et les institutions sociales du pays. » Partant d’un tel postulat, on doit admettre que les violences électorales se ressentent différemment, en fonction du passé politique des pays. C’est en s’inspirant du modèle de Wantchékon qu’on s’aperçoit pertinemment que les impacts directs de la violence électorale au plan social et de la sécurité au Togo, en Guinée et au Sénégal se situent au niveau de la psychologie du citoyen. Pour comprendre cela, il faut analyser les éléments constitutifs du climat social ou de sécurité dans lequel se déroule le processus électoral et où le pays demeure.

 

En effet, il faut signaler une relative accalmie post-électorale après un climat de peur et de crainte en période pré-électorale ou pendant la campagne électorale. Ces violences électorales, qui ont entrainé sur l’ensemble des cas observés des séquelles corporelles et psychologiques dues à des agressions physiques ou morales, ne se sont pas poursuivies après les élections. Par exemple, au Sénégal, les violences de type « agression physique/torture » et « affrontements entre groupes de personnes » ont causé en tout six morts[6] suite aux affrontements survenus lors des manifestations contre la troisième candidature du Président Abdoulaye Wade.

 

En Guinée, le risque d’un dérapage ethnique était réel, d’autant plus qu’au cours de la campagne on avait assisté à « l’exacerbation de l’ethnocentrisme». Rappelons que dans ce pays, le fait ethnique et régional se manifeste de façon insidieuse et le second tour de la présidentielle de 2010 ayant opposé le Peul Cellou Dalein Diallo au Malinké Alpha Condé était le prélude à un affrontement fondé sur l’appartenance ethnique et régionale. Le discours de certains acteurs politiques abondait dans ce sens et incitait même à la haine. Ce type de message conduit généralement à l’émergence de la haine, parce qu’il crée la figure de l’ennemi. Pourtant les discours lancés par les leaders n’ont pas eu d’effets auprés des populations guinéennes. Seules des perturbations dans les bureaux de vote, les lieux de rassemblements publics, au cours des meetings des candidats, et quelques agressions physiques ou destructions de biens privés ont été constatés.

 

Ces actes perpétrés par des individus isolés et passionnés ont été observés aussi au Togo. Il faut toutefois se rappeler les conditions[7] dans lesquelles le Président Faure Gnassingbé, de l’ethnie Kabiyé, est arrivé au pouvoir ainsi que la place de choix qu’occupait l’armée, dont la majorité des officiers étaient aussi Kabiyé. L’enjeu de ces législatives était axé sur la recomposition de l’équipe gouvernante. Ainsi, et comme en témoigne un journaliste,« ici au Togo, au cours de ces élections, nous avons pas eu comme çà de violences qui opposent des groupes ethniques, ou des bagarres entre le pouvoir et l’opposition, au contraire la bagarre c’était entre les gens de l’opposition pour le partage des postes de députés, par contre ce que nous avons vu pendant cette période, c’est quand les gens manifestent et que la police intervient, il arrive que les manifestants mettent la main sur quelques policiers, ils sont roués de coups et il faut vraiment la dextérité des organisateurs pour leurs éviter le lynchage.»[8]

 

Au vu de tous ces effets directs et communs aux trois pays, on peut conclure que c’est le manque d’un climat de sérénité pour tous qui caractérise l’impact direct des violences électorales au plan social et de sécurité. Ce sont des candidats, des électeurs, des militants (partis politiques ou organisations de la société civile) qui ont ressenti l’instauration d’une atmosphère de peur, de crainte, et qui ont vécu une situation de suspicion, de frayeur.

 

Vu la nature de la violence électorale (insultes, intimidations, incursion de nervis dans les bureaux de vote, agressions physiques ou verbales, et parfois quelques attaques armées comme la reprise des attaques par des bandes armées dans la région de Ziguinchor au Sénégal, etc.) et vu ses auteurs ou victimes (militants, nervis, agents électoraux, candidats, participants à une activité politique, électeurs, etc.), on peut dire que de façon générale, les violences électorales ont provoqué quelques fissures sans pour autant atteindre le noyau de la cohésion sociale ou de l’unité nationale. Il y a eu une détérioration du climat social sans que cela entraine une « division sociale» au sens d’une séparation, d’un face à face entre les principaux groupes sociaux et religieux qui constituent les Etats-Nations des trois pays au cœur de notre étude. Autrement dit, les incidents graves95[9] constatés au cours de ces différents processus électoraux ne sont pas arrivés à mettre fin au « vivre ensemble », et à déconstruire le tissu national dans ces trois pays. Ils ont seulement conduit à l’émergence d’un sentiment d’insécurité chez le citoyen. 

 

Ces violences électorales observées ne se sont pas reproduites après les élections. Il n’a pas été constaté un phénomène naissant de vengeance individualisée ou collective dirigée contre un groupe social spécifique ou un individu. Aucun règlement de compte, aucun phénomène de chasse aux sorcières n’a été enregistré après les élections. Il faut toutefois remarquer l’impact des élections législatives de 2013 sur l’état d’esprit des populations au Togo. C’est au niveau de la variable « perception des populations face aux enjeux politiques » qu’apparaît clairement l’impact des dernières législatives togolaises. En effet, elles ont renforcé les sentiments de méfiance entre les populations suivant l’origine de leur provenance géographique. « Ici, au Togo, les gens ne vont plus jusqu’aux assassinats parce que vous êtes Kabiés ou pas, mais on constate une grande méfiance dans les discours des gens, on évite d’aborder les sujets politiques, dès que des gens de groupes différents discutent, lorsqu’un d’entre eux aborde les sujets politiques, vous voyez les gens se dispersent, ils évitent de parler politique »[10]

 

V.2.Impact économique de la violence électorale

 

Les Sages de l’UA ont noté que l’impact des choix électoraux se manifeste à première vue de manière sournoise. Car il s’exprime par une « marginalisation» qui consiste à priver des « groupes et des communautés entières. Sur le plan économique en raison de leur appui aux partis ayant perdu les élections.»[11]. Pour expérimenter un tel paradigme, il faut pouvoir saisir les motivations réelles des investissements économiques et surtout montrer une certaine homogénéité des populations bénéficiaires de ces réalisations.

 

Dans notre cas précis, ce qui apparaît commun dans les trois pays, ce sont les pertes en biens mobiliers et immobiliers appartenant à des particuliers ou à des partis politiques, mais aussi à l’Etat. Au titre des propriétés privées, nous rappelons l’incendie du 1er octobre 2013 du domicile d’une militante du RPG à Fria, et les destructions des boutiques ou commerces appartenant à des présumés supporters d’adversaires politiques en Guinée. Toujours en Guinée, on ne peut omettre de mentionner les trente véhicules qui ont été saccagés au cours des élections législatives de septembre 2013[12]. Il est aussi noté l’arrêt de certaines activités économiques. En effet, il a été constaté à Conakry la fermeture des boutiques le 28 septembre 2013, jour du scrutin. Les commerçants du marché Sandaga à Dakar ont arrêté leurs activités économiques à chaque manifestation du M23 organisée aux environs du marché. Les dégâts matériels ont aussi concerné, au Sénégal, les propriétés publiques, les biens privés, etc. Tous ces biens perdus ou endommagés sous l’effet des colères ont occasionné des dépenses chez les victimes. Cependant, les coûts des réparations ou du remplacement de ces biens tant publics que privés ne peuvent pas se traduire en données chiffrées réelles fiables, tant il est difficile d’évaluer la valeur financière réelle de ces biens. En outre, a été observée dans certaines presses locales une « guerre des chiffres » entre autorités locales et victimes privées. Enfin, aucun observateur ou analyste ne connaît avec certitude le budget de campagne d’un compétiteur politique africain.

 

A ces conséquences qui ont touché directement les partis politiques, l’Etat et les personnes physiques, on peut ajouter un élément qui semble avoir eu une dimension nationale : la hausse des prix. A, la validation de la candidature du Président-sortant Abdoulaye Wade, et suite aux manifestations de contestation, il a été constaté une hausse des prix des denrées alimentaires, du pétrole et du gaz. Cet impact économique national n’a pas été observé au Guinée et au Togo. Au Togo, les destructions de biens privés ou de matériels de campagne étaient vraiment circonstanciées. Concernant le Sénégal, il convient cependant de préciser que cette hausse exponentielle des prix n’a pas visé une classe sociale ou un groupe spécifique. Par conséquent, on ne peut dire qu’elle avait un caractère discriminatoire et qu’elle visait un groupe religieux, ethnique ou régional.

 

V.3. Impact de la violence électorale sur les dispositifs institutionnels ou réglementaires

 

Nous nous intéressons ici aux violences électorales qui ont conduit au dysfonctionnement, aussi temporaire soit-il, d’une institution républicaine. Cependant, il faut éviter toute confusion entre les éléments de programmes des vainqueurs (qui sont en train d’être mis en oeuvre) et les points de discorde (qui ont été la cause des conflits électoraux) que les acteurs essayent de traiter par des textes. Ainsi, les modifications constitutionnelles actuelles au Sénégal rentrent plus dans le cadre d’un mécanisme de respect des engagements politiques d’un candidat sorti vainqueur d’un long processus d’alternance que le fruit d’un travail consensuel, d’un dialogue politique direct entre la nouvelle coalition au pouvoir et l’ancien régime. Si tel était le cas, l’ensemble des questions portant sur le choix du matériel électoral et de sa fiabilité, le fichier électoral, etc. seraient sur la table des négociations entre les principaux animateurs de la vie politique sénégalaise.

 

Les rapports aux textes fondamentaux (perception de leur violation ou volonté d’un respect scrupuleux de ces derniers) ont été déterminants dans le déclenchement des violences électorales. Alors que cela peut apparaître comme une manipulation ou une violation des textes constitutionnels pour l’opposition, ou au contraire comme une rigueur dans le respect de ceux-ci par le pouvoir, les articles posant problème ne sont pas révisés.

 

On peut souligner comme impact institutionnel, les projets de révisions constitutionnelles qui sont en cours. A un degré différent, du boycott actif que les partis d’opposition à l’unanimité ont tenté lors des élections en Guinée le 21 décembre 2003 et au Togo en 1999, afin de réclamer la création d’une Commission électorale nationale indépendante, il faut signaler le cas spécifique de la Guinée portant sur le fonctionnement de le CENI.

 

En effet, on a assisté à la remise en cause de la neutralité de la CENI, bloquant ainsi les travaux de l’institution. Cette suspension dans la compétition électorale trouvera une solution grâce à l’intervention de la Communauté internationale et aux services d’un général malien chargé de mener jusqu’à son terme le second tour de la présidentielle en Guinée en 2010. Un autre exemple de blocage est l’arrêt momentané des activités du bureau de vote de l’Ecole Sara Thillor Bessane dans le département administratif de Nioro Du Rip au Sénégal[13]

 

Par ailleurs, il convient de souligner une tentative avortée de blocage dans la mise en place de l’institution organisatrice des élections au Togo. En effet, au Togo, la loi électorale attribue à chaque entité politique des places dans le bureau de la CENI et de ses démembrements. L’opposition dite radicale n’a occupé son poste qu’à la veille du scrutin au plan national et au plan local dans les CELI et dans le CLC, le CAR ayant refusé de pourvoir ses postes. Ce qui signifie qu’un acteur a été absent de la CENI pendant les travaux préparatifs des élections. Par conséquent, nous devons nous interroger sur la constitutionnalité de l’équipe qui a organisé ces élections législatives.

 

Ces blocages ou tentatives de blocage conduisent à soutenir que la première conséquence des violences électorales est l’émergence d’un processus de délégitimation des institutions électorales. En effet, les organes en charge des élections sont décrédibilisés par les acteurs en compétition, même s’il faut remarquer que cela est fonction des résultats acquis à sa cause ou qui sont contestés, et des choix des personnes qui doivent les animer qu’au niveau des résultats qu’ils produisent ou publient. Ils suscitent des réactions qui peuvent aller de au rejet. On revendique alors des réformes ou une refondation totale, une dissolution ou tout simplement de réaménagements techniques. C’est ainsi qu’au Togo, l’ANC de Jean-Pierre Fabre, tout en rejetant les résultats provisoires proclamés par la CENI, a récusé la neutralité et la crédibilité de la Cour Constitutionnelle lorsqu’il a déclaré que « le recours devant la Cour n’est pas nécessaire [parce que…] cette Cour viole quotidiennement les lois de la République et les droits de l’homme ».[14]

 

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Violence électorale en Guinée, au Sénégal et au Togo

 


[1] Rapport des Sages, op-cit, p.24
[2] C’est un dispositif de collecte, de traitement des données électorales et d’intervention, mis en place par Goree Institute dans des pays bénéficiant d’un programme d’appui et de suivi des élections du système des Nations Unies.
[3] Cf. Rapport du Colloque du Ghana ; 2009, p.1
[4] Sèdagban Hygin Faust KAKAI, p.21
[5] Cf. Rapport des Sages de l’UA, 2012, p.25
[6] Rapport falaadé, n° 3
[7] Faure Gnassingbé est arrivé au pouvoir en deux étapes : d’abord, «l’armée forte de 12 000 hommes et très influente dans la politique togolaise lui porte au pouvoir contre les textes en vigueur » (Rapport Le Gorée Institute ; 2010 p.24) ; ensuite, il organise des présidentielles très controversées en 2005 qu’il remporte après une disqualification de candidats sérieux de l’opposition.
[8] Entretien réalisé le 11août 2014 à Lomé avec un journaliste, SG d’une organisation de défense de la liberté de la presse et de la protection des journalistes.
[9] Les échauffourées, les intimidations, les menaces, les incendies volontaires, les destructions des biens publics/privées, les incursions sur les lieux saints par les forces de l’ordre, et à coup de matraque et de gaz lacrymogène (comme la mosquée des Tidjianes au Sénégal).
[10] Op.cit
[11] Rapport des sages de l’UA, Op-cit, p.25
[12] Rapport de Goree Institute ; Op-cit, p.25
[13] Rapport de la Mission d’Observation de l’Union européenne
[14] Déclaration lors d’une marche de l’opposition à Lomé

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