Centre pour la Démocratie, le Développement et la Culture en Afrique
Les impacts de l’instabilité démocratique sur la situation individuelle et collective des Etats Ouest-africains sont multiples et variés. Sur la paix, la sécurité, la cohésion sociale et le développement des Etats, si l’on s’accorde sur la défiance, le retrait ou la distanciation, la protestation, la crise des loyautés durables, la faible reddition des comptes et la faible efficacité des politiques publiques comme balises des points de fragilité de la démocratie et de la bonne gouvernance au Sénégal, au Mali, au Niger et au Burkina, cette régression et la montée du « cynisme croissant » (selon l’expression de Pippa Norris) vis-à-vis des régimes en place entraine une détérioration de la participation démocratique articulée principalement autour de la participation électorale, du militantisme partisan et de l’engagement civique. La « voice option »[1], étant encore globalement timide et peu efficace dans un contexte de démocratisation encore fragile et de défaillance des institutions politiques et administratives, la situation crée des fenêtres de criminalité où s’engouffrent certaines catégories déviantes de la population. Cette situation, si elle s’enlise, est facteur d’irrédentismes, de velléités de changement de l’ordre politique, social et économique établi à travers l’alternative de l’« exit option » (Albert Hirschman) et donc la remise en cause de la paix et de la sécurité. C’est ce scénario critique dont il faut avoir peur car il trouve sa justification dans la fragilité des institutions politiques et administratives et donc de l’appareil étatique.
Par ailleurs, lorsque des institutions extractives qui réservent un pouvoir politique quasi illimité à une élite qui tend à façonner les institutions économiques pour servir des intérêts particuliers plutôt que ceux de la population remplacent les institutions inclusives qui permettaient à la population de limiter l’exercice du pouvoir politique et à chacun d’exercer des activités conformément à son choix et ses talents ; lorsque les enjeux liés à la stabilité démocratique tels que la confiance, la légitimité et l’autorité qui sont des « institutions invisibles » (Arrow) économiseurs d’institutions, font défaut dans une société, cela entame la crédibilité transactionnelle des politiques et particulièrement des dépositaires du pouvoir ; celle-ci en subit une forte dépréciation. Court alors, si l’on n’y est pas déjà, le scénario critique de l’éloignement (Pierre Rosanvallon parle de « société d’éloignement ») avec la méfiance et la défiance vis-à-vis du pouvoir en place, voire l’« ingouvernabilité » (Michel Foucault) et l’enclenchement du processus de ce que Wendy Brown nomme en parlant des USA, sous une plume rageuse, de « dé-démocratisation ». D’où le délitement des liens triptyques entre sociétés, gouvernants et institutions.
Les coûts intangibles de la violence armée sont donc multiples. L’on peut noter, à titre d’exemple, que l’exposition à la brutalité, les déplacements et troubles civils qui en découlent, marquent psychologiquement les individus et les communautés. Tandis que la violence armée sévère érode les institutions de la société civile. Les familles, les communautés et les liens intercommunautaires sont brisés et une culture de la violence se répand. Les conflits à caractère ethnique sont particulièrement néfastes, car la haine et la méfiance accentuent les différences et rendent difficile le travail en commun – la confiance est essentielle pour l’activité économique. Le conflit mène à des opportunités d’éducation perdues pour les enfants, car il détruit les infrastructures éducatives, réduit les dépenses pour les écoles et les professeurs et empêche les enfants d’aller à l’école. Au Mali, au Burkina Faso, au nord du Nigeria et au Niger, l’impact dévastateur de l’insécurité sur l’éducation ‘’crève les yeux’’.
Sur la résistance citoyenne, l’actualité politique au Mali, Sénégal, Niger et Burkina Faso, est riche de mobilisations des partis politiques et organisations de la société civile autour de questions de la démocratie et de l’Etat de droit. Les forces politiques et sociales de ces pays ont toujours pris l’habitude de manifester contre les excès des gouvernants. La recrudescence de ces manifestations populaires a abouti au raccourcissement du mandat des institutions clés de l’Etat. Au Mali par exemple, le dictateur Moussa Traoré a été emporté par la révolution de mars 1991. Le peuple malien s’était dressé le 26 mars pour reconquérir la liberté et la réouverture des systèmes politiques. La contestation du M5-RFP contre l’arrêt controversé du 30 avril 2020 de la Cour constitutionnelle portant proclamation des résultats des élections législatives et les pratiques de mauvaise gouvernance a précipité le départ du pouvoir du Président Ibrahim Boubacar Kéita, le 18 août 2020. Au Burkina Faso, une résistance populaire en 2014 contre le contournement de la clause limitative des mandats présidentiels a permis de mettre un terme au mandat du Président Blaise COMPAORE. Au Niger, un mouvement de résistance composé des organisations de la société civile et des partis politiques de l’opposition contre le troisième mandat du Président Mamadou TANDJA, a permis un coup d’Etat militaire intervenu le 18 février 2010 en vue de précipiter le départ de ce dernier du pouvoir.
Dans ces pays, les Chefs d’Etat ont posé des actes qui ont précipité leur départ du pouvoir. Cette opération consiste à raccourcir le titulaire d’un mandat (nominatif ou électif), avant l’expiration de celui-ci. L’opération consiste en une obligation faite au titulaire d’une fonction politique de se retirer lorsqu’il a perdu la confiance de ceux devant lesquels il doit répondre.
Les manifestations auront tout aussi pour conséquences d’écourter le mandat des juges constitutionnels (la dissolution de la Cour constitutionnelle au Niger en 2009, la révocation du décret de nomination des membres de la Cour constitutionnelle au Mali en 2020, les démissions Mali en 2020 et au Sénégal en 1993, de même que l’assassinat au Sénégal en 1993. Au Sénégal dans la même dynamique, un Mouvement dénommé M23 aura réussi à faire échouer un projet de dévolution monarchique au pouvoir, à la suite de la volonté du Président Abdoulaye Wade de réviser la Constitution de son pays en vue d’établir un ticket président/vice-président pour l’élection présidentielle. Initialement annoncé pour le 23 juin, le projet de révision constitutionnelle n’a pas pu être voté à cause d’une grande manifestation populaire organisée dans le pays. La contribution du Mouvement « Y en a marre » a été déterminante au sein du M23 pour faire échouer ce projet de réforme controversé au Sénégal.
Ensuite, s’agissant des impacts sur la sécurité humaine, si la majorité des collectivités territoriales du Sénégal, du Mali, du Niger et du Burkina ont, sur le plan de la sécurité environnementale et politique, une situation globalement satisfaisante en dépit de quelques infortunes, en revanche il est noté des situations de sécurité personnelle et communautaire moins reluisantes, mais plus au Mali, au Niger et au Burkina Faso où le groupe terroriste opère qu’au Sénégal. Contrairement aux trois autres pays (Mali, Niger et Burkina Faso), la sécurité politique se présente plutôt bien au Sénégal, hormis « le conflit armé de faible intensité » en Casamance et le récent développement (encore timide dans plusieurs centres urbains) de sérieuses menaces à la paix et à la stabilité politique. En outre, malgré les multiples efforts de l’État, des collectivités territoriales des Etats et de leurs partenaires, la sécurité sanitaire – dans ses deux dimensions : curative et préventive -, quant à elle, subit lourdement les effets des contre-performances notées en matière de sécurité économique, alimentaire et, dans une moindre mesure, environnementale. S’agissant de la sécurité économique, – en dépit de ses incidences sur les autres dimensions de la sécurité humaine, notamment la sécurité sanitaire, la sécurité alimentaire, la sécurité personnelle et communautaire – elle a toujours été le parent pauvre des politiques publiques au Sénégal, au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Ce qui explique leur impact limité sur la sécurité humaine. Au total, l’on observe dans les quatre pays des disparités géographiques dans la prise en compte de la sécurité humaine, révélant ainsi des distorsions de l’action publique (manque de convergence, cohérence et cohésion) entre régions et à l’intérieur d’une région. La vulnérabilité et la précarité constituent des talons d’Achille des collectivités territoriales, en dépit de réelles capacités de résilience développées par les différentes communautés humaines. En vérité, il s’agit plus du résultat d’une absence de changement de paradigme dans la production et le pilotage des politiques publiques au cours des décennies précédentes, notamment celles dédiées à l’amélioration et au renforcement de la démocratie et de la bonne gouvernance. En effet, « la voix de la majorité » (représentants démocratiquement élus) ne consacre qu’une légitimité d’entrée[2] qui, pour sa projection, a besoin d’intégrer les éléments d’une variable sociologique composite sensible aux « vies nues »[3], voire une légitimité de performance[4].
La mise en œuvre de politiques publiques inclusives formidables et efficaces est nécessaire pour dresser un rempart contre la remise en cause de la légitimité des gouvernants. La variable des politiques publiques doit tenir compte de la diversité et des minorités politiques et sociales ainsi que des territoires pour créer une économie qui « produit de la légitimité pour l’État qui en est garant »[5]. Dans cette hypothèse, il n’encourt pas le risque de délégitimation qu’avaient prédit, dans les années 1970, des penseurs et des spécialistes d’économie politique comme Nicos Poulantzas, Jürgen Habermas, ou James O’Connor[6]. En somme, des politiques publiques efficaces et inclusives sont donc gages de paix et de stabilité sociale et politique ; lesquels constituent le terreau de la démocratie[7].
Enfin, l’on constate que « Les collectivités sont exclues des grands débats sur le développement tel que la résolution des conflits »[8]. Or l’étude sur la contribution des collectivités territoriales à la paix et la sécurité en Afrique de l’Ouest révèle l’impérieuse nécessité de positionnent de celles-ci au cœur de la construction de la paix et de la sécurité. Aussi, l’on peut noter le problème de la gestion de la diversité dans les Etats de l’Afrique de l’Ouest. A titre d’exemple, le Burkina Faso qui regroupe une soixantaine d’ethnies qui partagent diverses religions (endogènes, islam, christianisme) et hiérarchisées avec des rois, émirs et des sultans (au Centre et au Nord) et des sociétés de types segmentaires, villageois ou lignagers (au Sud et Sud-Ouest). Cette diversité est en soi une richesse, mais aussi facteur déclencheur et d’exacerbation des conflits. Ainsi, il arrive que des conflits naissent entre communautés pour des raisons diverses (terre, religion, chefferie, etc.) De même, au Mali comme au Sénégal ou encore au Niger, les conflits entre pasteurs et agriculteurs sont récurrents et entament à la cohésion sociale. Sur ce point, les Etats négligent souvent les conflits intercommunautaires en faveur de la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent.
[1] Albert Otto Hirschman, Défection, prise de parole et loyauté
[2] Nous reprenons ici l’expression de Pierre Rosanvallon
[3] Giorgio Agamban désigne dans ce concept les populations dépouillées de toute inscription territoriale et institutionnelle. Selon l’auteur, « L’espace de la vie nue, situé à l’origine en marge de l’organisation politique, finit progressivement par coïncider avec l’espace politique »Cf. Giorgio Agamban, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997, p.17.
[4] Nous reprenons ici l’expression de Pierre Rosanvallon
[5] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique.Cours au Collège de France, 1978-1979, éd. M. Senellart, Paris, Gallimard-Seuil (« Hautes Études »), 2004, p.84.
[6] Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Maspero, « Petite collection », 1971 ; Habermas, Raison et légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. Jean Lacoste, Payot, 1978.
[7] Saliou Faye, « La problématique de la légitimité électorale. La capture des caprices de l’instant, Revue sénégalaise de droit et de science politique, N°14, 2017-2018.
[8] Christel Alvergne, Le défi des territoires, comment dépasser les disparités spatiales en Afrique de l’Ouest et du Centre, Karthala, 2008.