Sénégal: la participation des médias à la mise en place d’institutions démocratiques

Les années 1980 sont marquées par la réinstauration du multipartisme intégral sous Abdou Diouf en 1981 et par l’émergence à la fin de la décennie d’une nouvelle presse indépendante animée pour la plupart par des journalistes formés au Centre d’Études des Sciences et Techniques de l’Information(CESTI). Le monde des médias connaît ainsi de nouveaux acteurs frustrés de n’avoir pas pu réaliser leur idéal de journalisme en raison des contraintes liées au fonctionnement des médias d’Etat où ils ont fait un passage obligé. C’est avec cette génération que va se constituer « l’ossature quasi-institutionnelle » de l’espace médiatique sénégalais, qui gravite autour de Sud-quotidien, de Walfadjiri, du Cafard Libéré, du Témoin et plus tard de Nouvel Horizon, etc. C’est ainsi qu’à partir des années 1990, on assiste à la vitalité d’une presse privée dynamique, professionnelle, équidistante du pouvoir et de l’opposition – ce qui lui vaut la qualification de presse indépendante » – qui devient le miroir du vécu quotidien des populations avec leurs difficultés socioéconomiques en même temps qu’un nouvel espace d’expression et d’amplification des revendications de l’opposition censurées par les médias d’Etat.

A côté de cette presse professionnelle, les partis politiques animaient aussi des organes militants dont Le Démocrate devenu Sopi du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade qui a connu une longévité exceptionnelle dans le contexte de l’époque. Cette réussite est certainement due à l’adhésion du public qui, de l’indépendance aux années 1980, était sevrée d’une information alternative à l’information officielle, mais aussi au fait que ce journal avait loué les services de quelques professionnels capables de produire une information de qualité. Les autres organes, notamment ceux des partis d’extrême gauche tels que Xarebi, Jay dole bi, And sopi et Taxaw du RND du panafricaniste Cheikh Anta Diop n’ont pas longtemps survécu à la sortie de la clandestinité. Cependant, les jalons d’un paysage médiatique indispensable à la maturation du processus démocratique sont posés. Aujourd’hui, le Sénégal compte plus d’une vingtaine de quotidiens, quelques hebdomadaires et mensuels. Au niveau de l’audiovisuel, à côté du service public de la Radio-Télévision Sénégalaise, on note plus de dix chaînes de télévision privées, une vingtaine de radios privées et une trentaine de radios communautaires.

Dans un contexte marqué par des contestations d’élections (présidentielles 1988 et 1993) et de violentes émeutes qui s’ensuivirent, le rôle des médias a été d’être le porte-voix des revendications des partis d’opposition pour la mise en place d’institutions fiables susceptibles de garantir la crédibilité des élections (HCRT, CNRA, ONEL, CENI), et le cas échéant, de pouvoir assurer une alternance politique par le biais des urnes. Pour ce faire, les dispositions d’un code électoral consensuel et le maillage médiatique du territoire national assurant la couverture en direct du déroulement des élections, ont permis de prévenir et de corriger les dysfonctionnements et autres cas de fraude. La diffusion en temps réel des résultats au fur et à mesure de leur proclamation à partir des bureaux de vote a fini de garantir la transparence des élections, un moyen assez dissuasif contre toute tentative de fraude. Ce dispositif a connu sa consécration avec l’avènement de la première alternance politique au Sénégal en 2000 dans des conditions apaisées.

Le début des années 1990 est également le point de départ de l’émergence de nouveaux acteurs engagés à rompre le monopole de l’espace public par les seuls partis politiques. On assiste à la création d’Organisations Non Gouvernementales (ONG) ou d’associations animées pour la plupart par d’anciens militants des partis de gauche qui ont fini de désespérer de l’avènement d’un régime communiste au Sénégal. Cette forte implication de la société civile animée de plus en plus par des personnalités aux compétences avérées aussi bien dans leurs domaines que dans la maîtrise des techniques de communication, a fait surgir dans l’espace médiatique, parfois même au détriment des politiques, de nouveaux acteurs qui ont fini par s’imposer dans l’agenda des médias. C’est ainsi que s’est institué dans la sphère publique dominée jusque-là par les politiques, un mouvement contre-hégémonique porteur de la demande citoyenne. La langue de bois du discours partisan fait place à un discours d’autorité, celui de l’expert qui met en exergue au sein de l’espace public de nouveaux enjeux qui font l’objet d’une appropriation de l’opinion. Il s’agit particulièrement de questions liées à la bonne gouvernance en tant que condition sine qua none de l’existence d’une société démocratique. On peut citer, à cet égard, la transparence dans la gestion des biens publics, la lutte contre la corruption et contre l’impunité à travers un plaidoyer porté par des organisations de la société civile.

Par Moustapha Gueye – Enseignant Chercheur – Centre d’Etudes des Sciences et Techniques de

l’Information (Cesti/Ucad) – Sénégal

Extrait de l’ouvrage « Evaluation de la participation des médias dans les pratiques relatives à la consolidation de la paix, la prévention des conflits et les droits de l’homme en Afrique », Gorée Institute, 2015