Togo, Guinée, Nigéria : analyse des limites des transitions politiques initiales aux efforts en cours

Togo, Guinée, Nigéria : analyse des limites des transitions politiques initiales aux efforts en cours

Lorsqu’on analyse le cheminement des transitions politiques initiales au Togo, en Guinée et au Nigeria, on s’aperçoit que celles-ci ont connu plusieurs pesanteurs dont la prise en compte a permis leur approfondissement.

Lecture critique des limites des transitions politiques initiales

Si les transitions politiques initiales ont été taxées d’échec par certains analystes (Akindès, Conac, etc.), c’est parce que plusieurs facteurs ont en effet bloqué la mise en œuvre des principes démocratiques auxquels ont souscrit les dirigeants Ces facteurs sont certes exogènes, mais aussi et surtout, endogènes.

Au sujet des facteurs exogènes, on peut citer le paradoxal appui accordé par certaines puissances étrangères aux anciens « dictateurs » « reconvertis » en « démocrates ». En effet, lorsqu’on prend l’exemple de l’Afrique noire francophone, on comprend difficilement la position de la France qui, sous Mitterrand, y a lancé le déclic de la démocratisation avec le célébrissime discours de la Baule ; mais au même moment, ce sont les présidents français (François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy) qui ont été le soutien inconditionnel des militaires au pouvoir. Ceux-ci, bien qu’indexés pour leur mauvaise gouvernance, ont continué de bénéficier de la coopération militaire de la France. Tel a été le cas du Togo de Gnassingbé Eyadema et, à quelques exceptions près, de la Guinée de Lansana Conté. Ce positionnement de la France a conduit à ce qui est décrit dans le mensuel Lutte de classe comme « la militarisation du processus démocratique en Afrique ». Même si on convient que le cas du Nigeria a été quelque peu différent du fait de n’avoir pas été une ancienne colonie française, cette militarisation de la transition politique a été perceptible. C’est le même mensuel Lutte de classe qui, parlant du Nigeria, le décrit, en sous-titrant : « L’Occident encense la  » démocratie  » mais investit dans le militaire ». Cette presse cite, entre autres, l’exemple des États-Unis et de la Grande-Bretagne qui, sous le prétexte de renforcer les forces de maintien de la paix en Afrique de l’Ouest, ont fait de l’armée nigériane sous Obasanjo leur interlocuteur privilégié et leur meilleur allié, tout comme cela a toujours été le cas même au temps des dictateurs. Cette situation a bientôt conduit à des dérives sur le plan intérieur. C’est ce que nous désignons par « difficultés endogènes ».

Sur ce plan, la « confiscation » du pouvoir dit « démocratique » par les militaires dont certains avaient déjà fait l’expérience du parti unique (Eyadema) ou du régime d’exception (Obasanjo) à la faveur de l’appui extérieur a bientôt conduit à la néo-patrimonialisation du pouvoir ainsi qu’à la violation des droits de l’Homme.

Pour ce qui a trait à la néo-patrimonialisation du pouvoir, Bertrand Badie (1988 : 186) l’explique comme un système de gouvernance d’une société où le prince se positionne comme le centre du pouvoir. Cette paradoxale centralisation du pouvoir dans un contexte pourtant qualifié de démocratisation, conduit logiquement à un modèle de domination personnalisée essentiellement orientée vers la protection et le maintien de l’élite installée au pouvoir. Celle-ci est majoritairement composée de militaires, mais aussi d’hommes politiques prenant fait et cause pour le parti des militaires au pouvoir : le RPT au Togo, le CMTN en Guinée et le PDP au Nigeria. L’armée aux commandes des affaires politiques est visible dans les sociétés des trois pays. Il n’est pas rare de voir en plein centre des différentes métropoles, de véritables villes dans la ville, peuplées de militaires suréquipés qui vivent là, souvent avec leurs familles, disposant de leurs propres écoles, magasins et autres infrastructures collectives. Cette armée bien présente dans tous les aspects de la vie des populations est souvent appelée pour réprimer les masses lors des manifestations civiles.

Que ce soit l’armée ou les civils associés à la gouvernance politique, l’Etat est devenu pour eux le principal moyen d’enrichissement. Cette situation a consacré la pratique de la corruption et de la kleptocratie en tant que mode de fonctionnement dans les sphères dirigeantes. Pour le Mensuel Lutte des classes, la seule motivation évidente des responsables politiques, c’est de conserver le pouvoir pour s’enrichir et enrichir leur entourage immédiat. Même si on convient que la pratique est beaucoupcriarde sous Obasanjo et après, elle n’était pas inexistante sous Eyadema, encore moins sous le régime militaire guinéen. D’ailleurs, en 2006, l’ONG Transparency International a classé la Guinée comme le pays africain ayant la plus forte perception de corruption. Même les structures anticorruptions créées dans ces pays (en 2000 au Nigeria et en 2002 au Togo…) sous la pression des institutions financières internationales, au nom d’une certaine bonne gouvernance, n’ont pas réussi à faire changer la donne. Pourtant, dans les différentes constitutions, il est prévu la nécessité de rendre compte ; dans certains pays comme le Togo, il existe même la Cour des comptes. On se rend donc à l’évidence que toutes ces dispositions n’ont été qu’une parade.

L’autre limite non moins importante est la question des droits de l’Homme. Dans le développement précédent, il est fait état de ce que, à l’avènement du pouvoir d’Obasanjo, une purge a été faite au sein de l’armée. Mais en réalité, le président s’en est surtout pris aux officiers subalternes, ceux-là même dont l’attitude a toujours déterminé la réussite ou l’échec des coups d’État passés et qui pouvaient donc le menacer. Sur cet aspect, au Togo comme en Guinée, les militaires taxés de révolutionnaires ou proches de l’opposition ont subi le même sort au sein de l’armée. En Guinée précisément, les militaires impliqués dans la dictature de la période de Sékou Touré ont été la cible de la purge des nouveaux dirigeants33. Au même moment, l’impunité semble garantie aux militaires du bord des gouvernants, auteurs de violations des droits de l’Homme. Au Togo par exemple, les auteurs de l’attaque de la primature de décembre 1991, des assassinats de Soudou, de Tokoin Gbonvié (1992) des tueries de Fréau jardin (janvier 1993), etc. n’ont jamais eu à répondre de leurs actes (République Togolaise, 2012). En Guinée, même si on dit que la justice fait son cours, les auteurs des exactions commises de 2008 à 2010 tardent à être punis. C’est d’ailleurs ce qui a amené la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) à titrer dans l’une de ses parutions (2010): « Guinée Conakry : un an après le massacre du 28 septembre 2009. Nouveau pouvoir, espoir de justice ? ». De même, les milices créées de toutes pièces par les dirigeants au pouvoir ou l’opposition, très actives surtout pendant les périodes électorales au Nigeria et sous Eyadema n’ont jamais été clairement identifiées et punies selon la loi. Certes au Nigeria, Obasanjo a voulu régler le problème en faisant voter une loi au parlement pour supprimer l’activité de ces milices. Cette loi visait en particulier les mouvements régionalistes du sud pétrolifère du pays, comme le MOSOP (Mouvement pour la survie du peuple Ogoni), le Congrès du peuple Odua et le MASSOB (Mouvement pour un Biafra souverain). Mais cela n’a pas eu les résultats escomptés. Toujours dans ce pays, la question du respect des droits de l’Homme s’est posée par rapport à l’application de la Charia. Celle-ci se traduit par les châtiments corporels ou même la lapidation de femmes  » adultères « , l’amputation des voleurs et les coups de fouet pour  » fornication « . Dans les États ayant adopté cette Charia, les chrétiens n’ont plus le droit d’enseigner, ni d’occuper des postes de fonctionnaires ou de s’exprimer à la radio. L’exacerbation de ces pratiques pourtant anti-constitutionnelles met dangereusement à mal la pratique démocratique dans ce pays comme l’a fait observer le mensuel Lutte des classes. Sous Eyadema et sous Lansana Conté, bien que prescrite par la Loi fondamentale, la liberté d’expression a été confisquée. Plusieurs journalistes ont été ainsi jetés en prison pour leurs opinions. Pour le Togo, ces cas ont été répertoriés par l’historien togolais Essohanam Batchana dans sa thèse de doctorat intitulée « Liberté de presse et pouvoirs publics au Togo (1946-2004) », soutenue à l’Université de Lomé en 2008.

A notre avis, la précarité de la transition démocratique au Togo et en Guinée est due au fait qu’elle a été mal négociée. Les exemples de transitions réussies de par le monde, nous fondent à le dire. En effet, en Espagne et au Chili notamment, les transitions politiques se sont réalisées sur la base d’une négociation plus ou moins apaisée entre les dirigeants de l’ancien système et les nouvelles élites imbues de valeurs démocratiques. Celles-ci ont fait preuve d’une certaine modération vis-à-vis des anciens dirigeants. En retour, ces derniers, une fois mis en confiance, ont reconnu leurs erreurs et ont présenté des excuses. Pour l’Espagne par exemple, une amnistie a été accordée aux anciens franquistes qui, à leur tour, ont tout mis en œuvre pour garantir la réussite du processus transitoire. Cette façon de procéder a permis de capitaliser les réussites des anciens dirigeants. On a pu ainsi constater que les acteurs politiques impliqués dans le processus de transition ont fait montre d’une certaine maturité et responsabilité, davantage soucieux de l’avenir de leur pays que des intérêts égoïstes36. Plus proche, en Afrique, les cas du Bénin et de l’Afrique du Sud sont illustratifs. Au Bénin par exemple, la conférence nationale n’a pas été un réquisitoire. Voilà pourquoi certaines analyses convergent à dire que la période transitoire initiale a quelque peu réussi dans ce pays. En Afrique du Sud, c’est vrai, il n’y a pas eu de loi d’amnistie certes. Mais il s’est opéré un vrai processus de réconciliation avec les auteurs de l’apartheid, ayant conduit Nelson Mandela à concéder à Frederik de Klerk, le poste de vice-président (de 1994 à 1996) après sa sortie de prison.

Or, en ce qui concerne la Guinée et le Togo, les acteurs étaient guidés par des intérêts égoïstes et surtout, étaient dans la logique de faire table rase des régimes précédents. Cette façon de procéder a sérieusement mis à mal le processus transitoire qui n’a pas pu conduire aux résultats escomptés. La situation du Nigeria, on l’a vu, a été plus ou moins différente.

Au-delà de tous ces éléments, il faut noter l’incomplétude des constitutions qui ont prévu que des lois organiques soient prises – mais qui traînent à voir le jour – pour traduire dans les faits un certain nombre de dispositions constitutionnelles, tel le sénat, pour le Togo. Au Nigeria par exemple, il n’existe pas dans la Constitution des mécanismes de contrôle de l’utilisation du budget (Dali, 2015 : 5). Cela ne peut que conduire au règne de la corruption. Ajoutez à cela, la violation permanente de la Constitution par les dirigeants au pouvoir selon que leurs intérêts soient en jeu (Togo, Nigeria, Guinée) ou carrément, le tripatouillage de la Loi fondamentale pour faire sauter les articles « dérangeants » (comme ce fut le cas au Togo en 2002).

De façon générale, si les militaires au pouvoir ont pu réussir leur tour de force, c’est parce qu’ils n’ont pas trouvé en face une opposition assez structurée qui sache ce qu’elle voulait et qui se soit dotée d’une stratégie gagnante dans presque tous les trois pays. Beaucoup d’opposants ont été ainsi manipulés par le pouvoir qui les a montés les uns contre les autres. Face à ces différentes pesanteurs, on convient avec Francis Akindès que dans ces pays, la transition démocratique s’est vite confondue avec la routine des élections multipartistes « transparentes » ou « truquées » et contestées sans suite par les oppositions. C’est dans ce contexte que le pouvoir a changé de camp (Nigeria, Guinée) ou de main (Togo), augurant la période dite d’approfondissement de la transition.

 L’approfondissement des transitions politiques : des raisons d’espérer ?

Parmi nos trois pays d’étude, c’est au Nigeria que l’approfondissement de la transition politique a commencé. En 2003 en effet, au début de son second mandat, Olusegun Obasanjo a pris pas mal de mesures pour faire en sorte que les acquis de la période de transition initiale soient approfondis. Sa lutte contre la corruption et le tribalisme s’est poursuivie. De même, son souci pour le respect de la Constitution s’est accru, même si on peut l’accuser d’avoir « fraudé » les élections pour se faire réélire. A la fin de son second mandat, dans l’incapacité constitutionnelle de briguer un troisième mandat, Obasanjo a réussi à maintenir le PDP au pouvoir en faisant élire son dauphin désigné Umara Yar’Adua, gouverneur musulman de l’Etat du Katsina (Nord), peu connu des Nigérians, aux présidentielles du 21 avril 200738 . En 2011, le candidat du même parti, Goodluck Jonathan a été élu à la tête du pays.

Eu égard à ces réalités, on convient donc avec Slim Dali (2015 : 5) que :

le PDP a occupé une position hégémonique dans le paysage politique nigérian dans la mesure où ses candidats ont été systématiquement élus lors des cinq élections générales (1999, 2003, 2005, 2007, 2011) et où il a dominé les deux assemblées (55,5 % des sièges de la Chambre basse et 65 % de la Chambre haute, à l’issue des élections de 2011).

Slim Dali

A la lumière de la douzaine d’années passées à la tête du Nigeria par le PDP, à compter du second mandat d’Obasanjo (2003) on peut retenir que, les acquis de la démocratie nigériane se sont approfondis. Cet approfondissement s’est surtout matérialisé par le souci, de plus en plus croissant des dirigeants à respecter les prescriptions contenues dans la Loi fondamentale. Un aspect important de la démocratie, n’est-ce pas le respect des textes qu’on s’est prescrit ?

Les élections présidentielles du 28 mars 2015 déroulées dans une atmosphère très peu mouvementée, contrairement aux précédentes, en consacrant l’élection d’un candidat de l’opposition, musulman du Nord, Muhammadu Buhari au premier tour, montre que le sentiment d’appartenance à une fédération unie a transcendé les clivages ethniques et religieux. Ce sentiment est d’autant plus visible dans les Etats du centre et du sud-ouest que les populations y ont choisi majoritairement Buhari, même s’il n’est ni de leur confession religieuse (chrétienne), ni de leur ethnie (Yoruba). En plus, pour une fois, la proclamation des résultats a été sereine et le président sortant Jonathan a, avant même la fin du processus, reconnu sa défaite et a félicité son adversaire.

Dès sa prise de pouvoir, le nouveau président élu a donné des signaux forts, notamment par rapport à la lutte sans pitié contre la corruption, considérée comme un des maillons faibles de la démocratie nigériane ainsi que contre les clivages ethniques faisant le lit aux affrontements intercommunautaires aux Nigeria. De même, il montre assez d’ouverture en ce qui concerne la nécessaire coopération militaire régionale contre la secte islamiste Boko Haram (devenue « État islamique en Afrique de l’Ouest ») dont la menace et les forfaitures ternissent l’image de ce géant africain. Après seulement un an d’exercice du pouvoir, on peut dire, sans risque d’erreur, que le Nigeria est sur la bonne voie, surtout lorsqu’on compare la gouvernance actuelle avec celle qui s’est déroulée de 1999 à 2003 sous le PDP.

Toutefois, ces avancées ne doivent nullement occulter les tares de la pratique démocratique au Nigeria. Ces tares ont pour noms la violation des droits de l’Homme, la perpétuation de la corruption, malgré la lutte engagée contre elle, des faiblesses en matière de gouvernance administrative, les violences et assassinats politiques, le non-respect par Goodluck Jonathan (en 2013) de la règle implicite (non écrite) en vigueur au sein du PDP instituant l’alternance entre le nord (à majorité musulmane) et le sud (à majorité chrétienne) (Dali, 2015 : 5-6). Mais malgré ces soubresauts, l’approfondissement de la démocratie nigériane se poursuit.

S’agissant du Togo, le début de cette période d’approfondissement de la démocratie se situe à 2006. Dans un récent article que nous avons coécrit avec le sociologue Cyprien Coffi Aholou (2015 : 271-298) intitulé « Entre luttes pour l’alternance politique et mouvements sociaux récurrents au Togo : quelles places pour les réalisations socio-économiques ? » paru dans Développements politiques récents en Afrique de l’Ouest sous la direction de Ndongo Samba Sylla à Dakar aux éditions Plumes, il est montré que, lorsqu’en 2005, Faure Gnassingbé succède à son défunt père dans des conditions jugées contestables par la classe politique, le nouveau président s’est engagé à opérer très rapidement des réformes pour rassurer ses détracteurs et marquer la rupture. Ainsi, suite à un dialogue avec la classe politique, un Accord politique global (APG) a été signé en 2006. Ce document recommande que des réformes institutionnelles et constitutionnelles soient faites pour, disait-on, consolider la démocratie togolaise. Trois ans plus tard, par décret n° 2009-046/Pr du 25 février 2009, la Commission vérité, justice et réconciliation (CVJR) a été mise en place dans le but de faire des investigations assorties de recommandations dont la mise en œuvre contribuerait à recoudre le tissu social déchiré par les périodes de crise connues au Togo. Cette Commission a remis son rapport final au président de la République le 3 avril 2012. Au point 3.1. dudit rapport portant « réformes institutionnelles », il est mentionné clairement que des réformes visant l’amélioration du cadre législatif et constitutionnel doivent être faites, de sorte à garantir l’indépendance de chacune de ces entités et à contribuer à créer les conditions susceptibles d’assurer l’alternance démocratique au Togo (République Togolaise 2012 : 249-250). En lisant le contenu de ces deux documents (APG et Rapport CVJR), il est clairement mentionné que, même si le Togo est sur la voie de la démocratie, il faudrait que cette démocratie se consolide et s’approfondisse. La reprise en 2007 de la coopération internationale rompue depuis 1993 pour insuffisance de pratique démocratique corrobore cette réalité.

Cependant, depuis 2010, à chaque fois que la question des réformes est posée par l’opposition, le pouvoir semble braqué. En 2015, le pouvoir a annoncé la mise en place d’une commission qui devra réfléchir sur la mise en œuvre des réformes et, au cours de cette année 2016, il a annoncé la reprise de la décentralisation et l’organisation prochaine des élections locales dont les dernières remontent à 1987. Parallèlement, le pouvoir s’est engagé dans des réalisations socioéconomiques importantes (construction de routes, de marchés, de centres de santé, d’une nouvelle aérogare, des infrastructures touristiques…) contestées par l’opposition qui dit ne pas maîtriser les rouages de la gestion des deniers publics utilisés pour réaliser ces infrastructures.

Lorsqu’on compare les onze ans déjà passés à la tête du Togo par Faure Gnassingbé aux quinze années passées par son défunt père à la tête de la période de transition initiale, on peut s’apercevoir que beaucoup de choses ont changé, notamment en matière de liberté d’expression, de liberté d’association et de manifestation, etc. Mais, on s’aperçoit également que du chemin reste à parcourir, notamment en ce qui concerne la lutte contre la corruption et la mauvaise gouvernance ainsi que sur le plan du respect des droits de l’Homme et, surtout par rapport aux réformes institutionnelles et constitutionnelles censées être les véritables leviers de la consolidation de la démocratie. Aussi, la corruption n’a pas pour autant disparu. D’ailleurs, le président de la République lui-même l’a reconnu dans son discours à la Nation, le 26 avril 2012 : « Lorsque le plus petit nombre accapare les ressources au détriment du plus grand nombre, alors s’instaure un déséquilibre nuisible qui menace jusqu’en ses tréfonds la démocratie et le progrès».

En juillet 2016, le Haut-commissariat au renforcement de la réconciliation et l’unité nationale (HCRRUN), née de la CVJR a organisé une concertation nationale pour étudier la faisabilité desdites reformes. Des recommandations ont été faites à l’endroit du président de la République, des acteurs politiques, de la société civile et des populations. Près de six mois après, ces recommandations tardent à se traduire dans les faits.

Si on peut accuser le camp présidentiel de ne pas vouloir opérer ces réformes (depuis l’APG) en vue de se maintenir au pouvoir, on doit également reconnaître aussi la responsabilité de l’opposition togolaise qui, très divisée, n’arrive pas à faire front commun pour exercer une certaine pression sur le pouvoir afin de l’amener à accéder à ces réformes. Cette réalité a été soulignée dans la lettre des Évêques du Togo à l’occasion du 56e anniversaire de la célébration de l’indépendance du Togo.

S’agissant de la Guinée, dans une interview accordée à Hugues Mouckaga dans l’ouvrage intitulé Démocratie et/ou démocrature en Afrique noire, paru en 2015 chez l’Harmattan à Paris, nous expliquions les conditions d’avènement au pouvoir d’Alpha Condé. En effet, après la mort de Lansana Conté et la transition militaire, des élections présidentielles furent prévues en Guinée, pour juin 2010. En février 2010, Alpha Condé annonce sa candidature. Les résultats des consultations électorales du premier tour tenu le 27 juin 2010, le créditèrent de 18, 25 % des voix. Il arrive ainsi en deuxième position, ce qui le qualifie pour le second tour, face à Cellou Dalein Diallo qui obtient 43,69 % des voix. Contre toute attente, Alpha Condé fut déclaré vainqueur du second tour, tenu le 7 novembre 2010, par la Commission électorale nationale indépendante (CENI), avec 52,52 % des voix. Il vient ainsi à bout de son principal adversaire, l’ancien premier ministre Cellou Dalein Diallo. Le 3 décembre 2010, la Cour suprême valide son élection (Tsigbe, 2015 : 253-254). En réalité, tous les pronostics allaient bon train en faveur de Cellou Dalein Diallo. Beaucoup estimaient d’ailleurs que même si le parti d’Alpha Condé s’adonnait à toutes les formes d’alliance possible, il lui serait difficile de passer à l’avant-garde. Mais que s’est-il réellement passé ? Il est difficile de l’expliquer au risque de verser dans ce que les historiens appellent l’histoire-fiction. Mais il faut reconnaître qu’Alpha Condé a surtout joué sur la fibre ethnique en focalisant sa campagne sur le rejet du Peulh. Il disait en substance : « une certaine ethnie détient déjà le pouvoir économique et cherche à conquérir le pouvoir politique ». Il parlait de son adversaire Diallo qui est Peulh, or en Guinée, l’économie est entre les mains des Peulh. Au-delà de ce discours ethniciste qui, au demeurant, peut ne pas faire prendre la mayonnaise, il y a une leçon importante à apprendre de cette situation. C’est l’importance d’avoir, dans un processus électoral, un scrutin à deux tours. Car s’il s’agissait d’un seul tour, Cellou D. Diallo aurait remporté la victoire. C’est dire que lorsque les institutions sont démocratiques, tout peut arriver, à condition que les acteurs sachent initier des stratégies gagnantes, ce qui ne semble pas exister au Togo pour le moment.

Même si on peut reprocher à Alpha Condé le refus d’accéder aux réformes institutionnelles réclamées par son opposition en ce qui concerne la recomposition de la commission électorale dont les membres sont jugés trop proches du pouvoir et surtout par rapport au refus du camp présidentiel d’organiser les élections locales, ce qui est certain, c’est que Alpha Condé s’est largement démarqué de ses prédécesseurs. C’est en cela qu’il faut voir l’approfondissement de la transition politique dont il est question.

Au regard des réalités relatives à la période d’approfondissement des transitions politiques dans les pays étudiés, on peut se permettre de tirer les leçons suivantes. D’abord, il est à noter qu’il n’est pas juste- la culture démocratique ne s’étant pas encore totalement enracinée en Afrique – de parler de la fin de la transition politique que certains désignent par « le processus de démocratisation ». Autrement dit, les pays étudiés évoluent de transition en transition, du pire vers le meilleur. Ensuite, la jeunesse du système démocratique en Afrique a fait que la notion de la démocratie a eu du mal à être comprise dans ces pays. Que ce soit du côté des citoyens ou de celui des dirigeants, on a assisté à des actes gauchement posés au nom d’une certaine démocratie, ce qui dénote totalement de la mauvaise intellection de ce système politique. Disons que c’est à partir de 2003 (au Nigeria), 2006 (pour le Togo) et 2010 (pour la Guinée) que la compréhension de la notion a commencé progressivement à prendre corps. La liberté d’expression garantie par les textes, se traduit de plus en plus dans la réalité.

Dans des pays comme le Togo, aucun journaliste ne peut être jeté en prison pour son opinion, même si récemment (en 2015), une loi taxée de liberticide par les professionnels des médias a été votée par les élus du peuple. La liberté de manifester existe, même si elle a du plomb dans l’aile ; la veille citoyenne est à pied d’œuvre et peut, au besoin donner un carton rouge aux dirigeants ; des élections apaisées se déroulent avec, dans le meilleur des cas, le vaincu qui téléphone au vainqueur, au soir du scrutin pour le féliciter (au Nigeria) ; l’existence, de façon distincte, des trois pouvoirs (dans tous les pays concernés)… même si dans certains pays comme le Togo et la Guinée, la justice est accusée d’être aux bottes de l’Exécutif. On doit forcément comprendre qu’actuellement, il y a beaucoup d’avancées comparativement à la période des transitions politiques initiales, où le système venait de faire son entrée dans plusieurs pays du continent africain. Etant donné qu’il n’y a pas une regression en la matière, on peut dire qu’il y a de bonnes raisons d’espérer. Car les pays que nous prenons comme modèles réussis de démocratie, notamment les pays occidentaux, ont eux aussi mis du temps à asseoir le système démocratique, encore qu’en leur sein, beaucoup de pratiques relèvent de ce que Hugues Mouckaga et al. (2015) désignent par la « démocrature ». D’ailleurs, les dernières enquêtes d’Afro-baromètre (2015) ont montré clairement pour les trois pays à l’étude, l’appréciation positive que les populations font des avancées démocratiques dans leurs pays, preuve que les choses avancent, même si c’est à pas lents.

CONCLUSION

Au terme de cette analyse destinée à évaluer les transitions politiques au Togo, en Guinée et au Nigeria, il est indéniable que ces pays présentent de grandes similitudes, même si chacun a ses particularités. D’abord, tous les trois pays ont connu ce que nous avons appelé la transition politique initiale située, pour le Togo, dans la période qui va de 1990 à 2005, pour la Guinée, de 1984 à 2010 et pour le Nigeria de 1999 à 2015. Cette période est caractérisée par une militarisation du processus démocratique ainsi que par beaucoup de lacunes en termes de mise en œuvre des exigences de la démocratie. Des dispositions constitutionnelles en faveur de la démocratie ont été certes prises, mais la traduction dans les faits a été difficile, non seulement du fait de la mauvaise volonté politique de ceux qui étaient aux affaires, mais aussi de la prégnance des réseaux liant les anciennes colonies aux anciennes métropoles. Ensuite, pendant la période d’approfondissement de la transition, on s’aperçoit que des efforts sont en train d’être faits pour rectifier le tir. Seulement, dans certains pays comme le Togo et la Guinée, les dirigeants hésitent à prendre un certain nombre de décisions allant dans le sens de la consolidation de la démocratie. Cela est peut-être dû à la peur de voir le pouvoir leur échapper.

Il est toutefois observable que dans tous les cas, des efforts sont en train d’être faits qui, comparés à la situation de départ (transition politique initiale), ouvrent de nouvelles perspectives démocratiques. Les débats actuels sur les réformes politiques au Togo et en Guinée et ceux ayant trait à la consolidation de la démocratie au Nigéria, avec en toile de fond, la nécessaire lutte contre la kleptocratie et la promotion de la bonne gouvernance, permettent d’y croire.