Périodes crise et post-crise médias médiateurs, modérateurs et réconciliateurs

Périodes crise et post-crise: médias médiateurs, modérateurs et réconciliateurs

Les médias modérateurs et médiateurs en période de crise

Pendant la guerre, les médias, dans une perspective « peace journalisme », assurent un maintien minimal dans l’espace public de l’expression des identités symboliques et des représentations politiques : ils assurent la pérennité des engagements qui nous fondent, dans la mesure où, en temps de guerre, l’expression des identités est plus forte en ce que la guerre est un moment d’exacerbation des clivages politiques et des identités symboliques. Les médias construisent, en quelque sorte, la permanence symbolique du fait institutionnel, au moment où les institutions et la sociabilité politiques sont en crise et, en quelque sorte, en état de veille. La communication, qu’elle passe par les médias ou par les acteurs institutionnels, consiste, pendant la guerre, à poursuivre la représentation du pays et de l’Etat, et, ainsi, à pérenniser la situation de sécularité politique et sociale qui permet aux habitants d’un pays, même en état de suspension des rapports institutionnels, de se reconnaître dans leur identité commune et de reconnaître les pouvoirs et les institutions.

Par ailleurs, pendant les opérations, les médias assurent la médiation entre l’espace symbolique (où a lieu la représentation même du politique) et l’espace réel (où a lieu le déroulement effectif des engagements et des actions qui font l’actualité de la guerre). Les médias assurent la confrontation permanente entre le réel de la guerre, les représentations symboliques dont elle peut faire l’objet et les imaginaires politiques au nom desquels s’engagent les acteurs. En assurant cette confrontation, ils permettent l’appropriation symbolique de la guerre par les habitants, et, par conséquent, la confrontation de leurs pratiques effectives de la sociabilité aux événements qui menacent leur identité collective. En ce sens, les médias assurent la présence symbolique de la guerre dans l’espace public, ils empêchent l’Etat, le pays, le jeu des identités, de forclore la guerre, ou de nous forclore par rapport à elle, en nous obligeant, par sa présence dans les médias, à prendre position par rapport à elle et à instituer nos identités politiques dans la relation à la guerre.

Enfin, les médias construisent la mémoire de la guerre au fur et à mesure de son déroulement : ils ont une fonction d’enregistrement des événements, à la fois pour la mémoire de ceux qui les vivent, et qui, ainsi, en conserveront la mémoire après qu’ils seront terminés, et pour celle de ceux qui ne les connaissent pas, mais qui seront les dépositaires de cette mémoire dans la conscience politique de leur identité. Les médias préparent, en quelque sorte, l’après-guerre en assurant l’inscription de la guerre dans la mémoire et dans la culture, comme un événement constitutif – ne serait-ce que par opposition à l’adversaire – de l’identité politique.

En définitive, il ressort de ces différentes postures médiatiques ci-dessus énumérées que le rôle du journalisme sensible au conflit est d’assurer une couverture inclusive et impartiale de l’information. De cette manière, les médias et les journalistes n’apparaissent pas uniquement comme de simples informateurs ou observateurs de la situation de crise ou de conflit mais aussi et surtout des « agents d’apaisement ». Ce rôle d’agent d’apaisement est d’autant plus remarquable que ces derniers ne doivent pas se pencher vers l’une ou l’autre des parties en conflit mais, doivent contribuer à ramener le calme par des reportages (sans commentaires) qui présentent les faits. Au Mali, la radio Daande Douentza avait largement contribué à la transformation d’un conflit entre éleveurs et cultivateurs de la région de Tombouctou. Ce journalisme sensible au conflit s’est illustré à travers une production journalistique dont l’impact s’opérait à trois niveaux. Dans un premier temps, la station rendait compte des incidents entre éleveurs et cultivateurs pour permettre à l’administration régionale de réagir rapidement ; ensuite, elle a permis aux agriculteurs d’annoncer à la radio à quel moment ils avaient fini les récoltes. Les pâtres qui écoutaient la radio savaient ainsi quand ils pouvaient se déplacer sans dégrader les champs traversés, et donc en toute sécurité. Enfin, une série d’émissions a été diffusée de manière répétitive rappelant aux éleveurs et aux agriculteurs la collaboration qui avait toujours existé entre les deux groupes. Ici, le média a servi de courroie de transmission entre les parties en conflits. De plus, elle a pu faire le lien entre la communauté et le pouvoir central ou avec d’autres acteurs. En créant une dynamique d’échange, le média facilite les interactions entre les différents acteurs.

Les médias réconciliateurs en période post-crise

Dès le temps de la guerre, les médias et la communication en préparent la fin. De même, la période post-crise demeure surtout une période de transition. Qu’ils se situent, d’ailleurs, dans l’espace politique des pays concernés ou dans un autre, les médias, dans la logique de reconstruction de la paix, élaborent les représentations symboliques de la négociation, de la paix et du retour du politique. En effet, ils forment la mémoire des opérations, ils font apparaître l’identité politique des acteurs qui dominent l’espace politique pendant le déroulement de la guerre, et ils anticipent sur la représentation des relations politiques et des rapports institutionnels qui vont suivre la guerre. Il s’agit ici de l’élaboration de tout un ensemble de discours et de stratégies de communication qui préparent l’après-guerre, en mettant en scène les représentations des acteurs, organisant, ainsi, sur le plan symbolique, une véritable mise en scène du pouvoir politique et des institutions à venir. C’est pourquoi la guerre représente, pour l’Etat qui la livre, un moment originaire – à tout le moins structurant. La guerre refonde l’Etat qui la met en œuvre, elle restructure, reconfigure les relations et les identités politiques constitutives de cet Etat. Dans ces conditions, toute guerre constitue une rupture, elle-même à l’origine de nouvelles formes et de nouvelles procédures de médiations dans la mise en œuvre d’un nouvel espace public. La guerre, toujours, ouvre une nouvelle histoire, elle se pense par une rupture et par une différenciation d’avec l’époque et l’historicité qui la précèdent et la rendent intelligible. En définitive, la guerre recompose les identités politiques et suscite de nouveaux acteurs dans l’espace public. Elle se caractérise par une rupture radicale avec l’ordre institutionnel établi avant que les identités ne surviennent.

Les médias représentent l’espace public international institué à l’occasion de la guerre : ils mettent en scène l’activité diplomatique qui organise par avance le système des pouvoirs et des acteurs politiques de l’après-guerre. En rendant compte des négociations et de la préparation de la paix, ils font apparaître, par conséquent, la reformulation des identités politiques restructurées pendant le conflit et donnent les instruments qui permettent d’évaluer et d’apprécier les rapports de forces et les rapports de pouvoirs nés pendant la guerre. C’est dans cette logique que s’était inscrit l’émission « Leh wi mec salone » (« Construisons la Sierra Léone ») de la radio Talking Drum Studio. En effet, animée par des anciens combattants de factions opposées, cette émission était initialement destinée à encourager les combattants à réintégrer la vie civile (informer sur le processus de désarmement, démobilisation et réintégration) et à fournir un forum de discussion aux combattants pour qu’ils puissent exprimer leurs inquiétudes.

Par ailleurs, les médias et les discours de la communication articulent l’un à l’autre deux espaces publics, en faisant apparaître, à la fois, leur singularité et leur confrontation. Il s’agit de l’espace public intérieur, né de la restructuration – liée à la guerre – des enjeux, des acteurs et des identités politiques et de l’espace public extérieur, constitué par les relations et les activités de la diplomatie et de la communication entre le pays en guerre et les autres.

En mettant en œuvre la dimension symbolique des stratégies des acteurs politiques dans l’exercice du pouvoir ou dans une position d’adversaires du pouvoir, les médias assurent la médiation et la confrontation de ces stratégies et de ces pratiques institutionnelles aux stratégies et aux pratiques institutionnelles mises en œuvre dans l’espace public international. Dans la perspective de l’après-guerre, les médias articulent la représentation des identités politiques intérieures à celles qui sont extérieures au lieu où se déroule la guerre (autres pays, discours et stratégies des acteurs et des médiateurs de la communauté internationale, acteurs des organisations.

Dans une situation d’après crise et guidés par la volonté de mettre en pratique un journalisme de paix, les médias et les journalistes s’évertueront à prôner ou à conserver l’apaisement (même dit précaire). Il s’agira, dans ce cas précis, de mettre en œuvre une pratique journalistique à même de concilier et de réconcilier les parties prenantes au conflit ou de la crise. La pratique journalistique inhérente à la restauration de la paix est celle d’un traitement de l’information dont l’objectif principal est de contribuer à la (re)construction des pensées, des visions et des cœurs. C’est le cas de la radio Agatashya, créée par la Fondation Hirondelle en 1995. Cette station avait pour objectif de contrer les médias de la haine dans l’Est de la République démocratique du Congo.

Source: Le Journalisme de Paix : Aspects Conceptuels, Theoriques et Pratiques de Mouminy Camara, Enseignant Chercheur – Cesti/Ucad – Sénégal